Jeudi 18 septembre 97, Nantes

Tout l’après-midi à dormir, encore.

À cause de la concurrence de la FNAC, Tacoma ferme ses portes début octobre, et liquide son stock. Pour le moment à -30%. Je ne ressentais aucune nécessité d’acheter des disques, et j’ai même failli ressortir sans rien, à force de sonder mes trop tièdes envies, de prendre, de reposer – rien n’est jamais nécessaire en matière de possession. J’ai fini par en prendre six, à la fois beaucoup et peu ; des choses que j’aurais acheté un jour ou l’autre, et quelques expériences, rendues possibles par la baisse des prix. J’en ai eu pour presque 350 F. Depuis le début de l’année, je dépense beaucoup trop d’argent, il faudrait que je recommence à me surveiller. D’autant que mon « directeur de thèse » m’a refusé la lettre pour un poste d’ATER. C’est la perspective de tripler mes revenus qui disparaît. Mais ce qui me fait le plus grincer des dents — je ne comptais pas vraiment avoir ce truc en fait –, ou ce qui me met le plus mal à l’aise, c’est qu’il me prend très clairement pour un petit con. Et qu’il n’a pas franchement tort. Je ne fais à peu près rien (en partie pour des raisons que j’assume), je n’avance pas du tout, n’ait pas eu un contact avec lui de l’année. Tout ça me paraît même tellement loin que je ne peux honnêtement écrire sans guillemets « directeur de thèse » : mon inscription aura été fictive de toute l’année. Pour lui je m’étais évanoui dans la nature : je préfère ne pas imaginer comment il a reçu ma demande.

Je n’aurais pas écrit les choses de cette façon si je l’avais fait hier, après avoir eu la secrétaire du département au téléphone : j’étais bien incapable de me mettre à sa place. C’est une angoisse formidable qui m’a envahi. Je travaille à chasser la peur, la peur des autres, mais je vois bien comment reprendre contact va être difficile. Je me disais que ce serait même impossible, mais plus je tarderai plus cela le sera. Depuis le début, il m’a intimidé. Sur le sain conseil de Ferni, je l’ai tutoyé : nous sommes des adultes, et puisqu’il me tutoyait je devais le faire aussi. Non sans le sentiment, d’abord, d’un rôle totalement artificiel. Là, ce sera bien pire. Sans parler de ma culpabilité. Selon le Dr Moreau, j’ai l’attitude contradictoire de vouloir être reconnu, d’émerger du lot (si on n’est pas premier on n’est rien ; et c’est vrai que j’ai tendance à penser spontanément des choses de ce genre), et en même temps d’avoir le sentiment d’usurper cette reconnaissance, de n’y avoir aucun titre. En l’occurrence je voudrais être reconnu, sans avoir rien fait pour, tout en sachant que c’est impossible pour cette même raison. Une fois encore je me retrouve au fond de la nasse. L’objectif me semble hors de portée. Ce n’est pas pour rien que j’ai sans cesse reculé depuis ma première inscription. Comment serais-je capable de mener à bien une thèse alors que je suis un ignare absolu dans le domaine ? L’idée même est ridicule ; complètement ridicule. Alors il y a bien le modèle théorique pour me guider, me donner des clefs de lecture. Mais je vois mal comment ce sera suffisant face à cet océan d’inconnu. Et, soyons honnête : qui ne m’intéresse pas. J’ai reculé sur le cognitivisme et l’intelligence artificielle parce que ça me tombait des mains ; mais ce dans quoi je me lance ne m’intéresse pas plus. Comme je supporte très mal d’échouer, et qu’il va bien falloir que je fasse quelque chose de ma vie, je vais continuer, à n’en pas douter. Je ne vois pas comment cela pourrait être ma voie, mais je n’ai aucune idée de ce qu’elle pourrait être, ni comment espérer la trouver.

Alex Perrone et Séverine Esnault, la sœur de Stéphanie, déménageaient hier, et j’ai filé un coup de main. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai tant dormi cet après-midi, il n’y avait pas que mes histoires de fac. J’y ai accompagné Georges, qui est souvent allé dans l’appartement qu’ils quittaient rue de la Bastille (moi jamais) ; mais assez tard, une bonne moitié du chargement déjà partie : lui encore sous le coup de sa déprime du soir précédent ; moi sous le choc démoralisant du gros coup de pied au cul que je venais de recevoir. (inachevé)

À peine levé je suis parti au Pannonica voir le concert de Smog. Sans grande motivation, encore une fois, et j’ai bien cru que je passerais la soirée sans rencontrer ne serait-ce qu’une connaissance. Dans ces moments de solitude intense, où l’inanité de mes actions pèse amèrement, je m’attache beaucoup à la géométrie des lieux, levant le nez plutôt que de river les yeux au sol. Je lis les lignes de l’espace et les ressens comme une épure — si tant est qu’on puisse ressentir la moindre chose dans un état aussi peu réceptif, que le vide intérieur domine et vient se projeter à l’extérieur sur le monde dans un renversement complet de perspective (l’extase esthétique, par le biais du regard, est aussi une des plus difficiles à atteindre. Peut-être faudrait-il alors investir l’espace de tout mon corps, et non du seul regard : mais voilà bien quelque chose qui m’est presque impossible ; je ne sais jamais quoi faire de mon corps, toujours près de perdre l’équilibre, ou bien d’être là où il ne faut pas). Les toits du marché de Talensac et les troncs perpendiculaires des énormes tilleuls qui le bordent ; la manière dont ils se prolongent dans les immeubles de la place ; le quadrillage décalé des portants de l’éclairage au plafond de la salle sombre, etc. Si je lève la tête, c’est aussi parce que je fume : pour ne pas prendre la fumée dans l’œil, ce qui cause une brève mais vive douleur. Mais il faut toujours considérer le monde en levant la tête.

J’ai parlé avec deux filles que je connais un tout petit peu de la fac, dont une de mes étudiantes de l’an dernier dont les projets m’ont faits me sentir tout petit, puis à l’entracte j’ai rencontré Marko et toute sa bande. Mais c’est différent d’être là avec des amis, de ne pas se sentir une pièce rapportée, sans nécessité. Je n’arrive pas à m’habituer. Tout irait mieux sans doute si je ne prenais pas tant les choses au sérieux : mais pour cela il faut se sentir avoir une place.

Le duo de première partie ne devait être connu d’à peu près personne : Raeo, un Américain vétéran de la no-wave, la quarantaine filiforme, beau gosse et trompettiste, et un bassiste espagnol qui s’occupe aussi des machines ; des Barcelonais. C’était pas mal, et inattendu : de la musique instrumentale lancinante, avec un phrasé de trompette plutôt classique, et une intense utilisation des effets de réverbération ; par moments ils samplaient en direct et réinjectaient le résultat dans les enceintes en même temps qu’ils jouaient, ce qui produisait des décalage intéressants — mais ça, je ne l’avais pas compris, je croyais que c’était simplement un séquenceur qui diffusait des pistes pré-enregistrées (principe évidemment moins intéressant) ; c’est Vince qui l’a fait remarquer. En revanche, leur utilisation de la boîte à rythmes était pète-couilles, avec des gros sons claquants comme on en a bien trop entendu (même s’ils y rajoutaient divers autres sons), ces bruits de machine mal imités et qui sifflent dans les aigus ; les musiques électroniques ont habitué à une recherche sonore plus intéressante, plus fine : ne serait-ce que Portishead (chez qui la conception du rythme est cela dit obsédante et peut finir par agacer). Ce genre de travail renouvelle la conception des rythmiques — pas tant du point de vue de la mesure, qui demeure la plupart du temps un classique 4-4, que de celui du rôle des battements dans l’espace sonore qu’elle constitue : ça reste au départ de la musique pour danser). Je manque d’habitude pour juger une prestation comme celle-ci ; je dirai simplement que ça m’a plu — mais j’en connais beaucoup qui auraient trouvé que c’était n’importe quoi : c’est souvent la réaction, même autour de moi, face à ce qui comporte un peu d’improvisation et sort des sentiers battus (des chansons).

Je suis mieux armé pour parler de Smog, qui m’a déçu ; ça a fini par m’ennuyer, c’était trop lent, et manquait d’intensité ; pas grand-chose ne s’en dégageait, pour moi. C’est très nettement inférieur à Palace. Les morceaux ne sont pas mauvais du tout, à nouveau dans la lignée neurasthénique de Nick Drake, voix grave et instrumentation minimaliste, et l’idée d’arrangements au piano est bonne, mais la batterie était souvent inutile (voire semblait maladroite, mais c’était peut-être voulu), et les textes m’ont souvent paru médiocres. Ce que j’ai compris était souvent banal, plutôt cliché dans le genre chanteur sombre et dépressif, et sans grand investissement personnel. Ajouté à cela le visible manque d’intérêt des trois musiciens pour ce qu’ils jouaient, ça ne contribuait pas à défendre leur prestation (ils sont d’ailleurs précipitamment partis de scène après un seul morceau de rappel, sans laisser de doute sur leur envie de revenir). Après tout, Bill Calahan a partout la réputation d’un autiste… il fait en tout cas penser à un étudiant en DEUG de physique très introverti, mal grandi et replié sur lui-même.

Marko m’a ensuite parlé de ses projets de musique, qui courent toujours ; je jouerai de la basse avec lui, si Dieu le veut (dirait Samuel Pepys). J’espère que mon enthousiasme ne tarira pas aussi vite qu’avec le projet instrumental de Patrice et Mathieux, qui avait été une vraie souffrance tant nous n’arrivions pas à être sur la même longueur d’onde. Mais là, jouer me manque trop. Voulu passer chez Joris avant de rentrer, il habite tout près, mais à nouveau tombé sur un os.