Continué de vider mon sac hier bien plus tard dans la soirée. C’était donc le vernissage, chez Pichon rue de l’Héronnière. J’y suis allé avec Nonos, qui avait téléphoné pour proposer de passer me prendre, mais je l’ai vite perdu ensuite dans la galerie : un monde fou, et trop de gens que je connaissais ; ce n’est pas très sympa, mais il y avait trop de tentations de baguenauder ici et là (et puis merde, faut arrêter de s’excuser pour tout). J’ai parlé avec Ferni, avec le magnifique Yoda, que je n’avais pas vu depuis une éternité, et avec qui je suis passé de ma thèse à — sans me souvenir comment — Jünger, que lui aussi estime comme écrivain. C’était un début de soirée très mondain, qui s’est poursuivi de même dans un bar glauque au coin de la rue, en petit comité. Il y avait l’accorte Claire, les inévitables Adalard, Broerec, un tas d’autres gens. Ça a déplu à Joris : il n’aime ni la cohue ni ce genre d’ambiance artificielle où tout le monde est là pour se montrer (lot de tous les vernissages — on s’en lasse ou s’en lassera). En plus on nous avait affirmé qu’en tant qu’adhérents à l’asso on aurait un traitement privilégié, mais on a bataillé comme les autres pour avoir le même fond de verre de blanc infect. Il s’est vite éclipsé chez Jeanne et Nicolas avec Loïc, Coline et Mathix, que je n’ai qu’entrevus ; j’étais invité, mais après avoir tergiversé, j’ai préféré continuer sur ma lancée.
Ce n’est pourtant pas que j’étais particulièrement heureux de la manière dont les choses se déroulaient (sans parler du fait que la danse, même avec de la vidéo, ça ne m’intéresse pas des masses) — en fait, c’est même justement pour ça. Lorsqu’à la sortie de la galerie je me suis fait alpaguer par Adalard depuis le comptoir du café, je ne pensais pas rester, notamment parce que je n’avais pas un rond ; j’ai accepté qu’il m’offre une bière, et puis j’ai bu toute la soirée aux frais de la princesse, et ne suis sorti que bien après deux heures. J’ai passé la plupart du temps avec la copine de Radulphe, Virginie, elle s’appelle, et Broerec. Le pauvre, je ne l’ai pas épargné. Je me suis lamenté à n’en plus finir, j’en avais ma claque de ces prétendus plaisirs, tout ça ne menait à rien… C’est avec lui que je sors le plus… Je crois avoir réussi à me dépêtrer de ma maladresse tout de même. Mais c’est de ça qu’on a parlé quasi tout du long : ces mondanités vaines, le besoin de se montrer, la cohorte des faux artistes (et ceux qui s’en donnent l’air, qu’ils le soient ou non), rats de vernissages, grands buveurs, discoureurs en tous sens et sans fond ; et l’intense fatigue que tout ça provoque[1]. Je me suis moqué de tout le monde. Et des litanies creuses et déplaisantes sur les filles qui font l’ordinaire de ces soirées. C’est d’un mal de vivre pathétique. J’ai ri d’Adalard, du Minotaure, d’Ermold le Noir, l’épuisant Ermold le Noir. Tiens, j’ai été à deux doigts de me prendre le bec avec lui. Ça fait un moment qu’il me gonfle. La fascination est terminée. Et j’ai du mal à créer un rapport sur un nouveau pied. Je déteste désinvolture avec laquelle il traite Marie-Charlotte, qui l’aime, et avec laquelle il traite trop de gens. Lorsqu’il a commencé à m’asticoter à propos de Petit-Fruit-Des-Bois-de-Paris, je l’ai rembarré sèchement. À force de tourner autour de Paul avec insistance, elle est arrivée à ses fins, ils sont sortis ensemble – il avait bien besoin de quelque chose comme ça. Mais pour Ermold, c’était une compétition, « toi aussi tu aurais bien aimé te la faire, hein, t’as pas été assez bon… t’aurais dû te dépêcher, t’avais peut-être tes chances » et toutes ces bêtises débitées de l’air égrillard et avide de qui joui de l’échec d’autrui. Ça en a été trop. Moi, là, je suis juste content pour eux. Je n’ai rien à dire sur cette fille, et je ne l’ai pas reluquée au-delà des cinq minutes après son apparition. J’ai compris que ce n’était pas la peine d’essayer, et puis elle ne me plaisait pas vraiment. Échanger trois balivernes avec elle suffit amplement. L’amusant (mais ça faisait aussi un peu peine à voir) était le match que se jouaient à distance Victoria et Paul chacun à un bout du bar, lui avec son Petit-Fruit-Des-Bois (aux anges), elle avec Blondinet, qu’elle n’a pas lâché d’une sePèrele. Elle a beau lui avoir déjà confié les clefs de son appartement, comme elle s’en est vantée, on peut se demander si ces deux nouveaux venus ne servent pas surtout de pions dans le combat qu’elle et Paul se livrent. Ça ne devrait durer longtemps ni pour l’un ni pour l’autre ; c’est seulement à qui tiendra le plus longtemps pour rendre l’autre encore plus jaloux.
J’aime bien cette Virginie. Une compagnie agréable ; elle apportait une fraîcheur bienvenue. Elle a mon âge ; mais à force de surtout fréquenter des filles plus jeunes (en dehors de mon cercle vernaculaire), et de la voir avec Radulphe le Cérémonieux, qui a déjà trente-deux ans, je pensais qu’elle était plus âgée. Elle est aussi un peu plus mûre que pas mal ne sont, lucide. En d’autres occasions ça pourrait la rendre un peu terne, mais pas là. Elle se tient très en dehors des petites mouvances branchées – mais à mon étonnement, elle connaît bien Jérôme, ce héros moderne[2]. La conversation a tourné sur l’amour, bien sûr, et je n’ai rien fait pour lui faire prendre un autre cours, abêti par l’alcool. Je suis romantique, a-t-elle jugé. Je ne suis pas sûr que ce soit bien vrai (je ne vaux pas plus que les autres), mais j’ai bu du petit lait. L’idée me plaît, ça donne comme une importance. Bien crétin, je l’ai même fait répéter. Ça a fait rire Broerec, qui ne l’est pas franchement. C’est une erreur, elle a expliqué : ça fait peur aux filles. C’est le meilleur moyen de rester célibataire. Déjà que celles qui me plaisent vraiment ne sont pas nombreuses… – celles qui m’émeuvent je veux dire ; les jolis corps et les jolis visages, ça court les rues. En plus je suis nul aux jeux de séduction qui font l’habituel des soirées avinées.
Rentré tôt cette fois, avant minuit, après avoir bu une bière au Saguaro avec Georges. Il pleut pour la première fois depuis longtemps. Avant, vu la performance organisée par Marie-Charlotte & co : le danseur Dominique Petit filmé par le vidéaste Marc Guérini. C’était très réussi, une danse à la fois tendue et drôle, proche d’un mime expressionniste et abstrait ; et le jeu avec la vidéo était bien. Cette façon de pouvoir travailler l’image en direct — spécificité de la vidéo — fait penser au sampling musical live, c’est carrément intéressant. J’aurais bien passé le reste de la soirée avec la petite bande, mais en ce moment ils sont assez inaccessibles, ils nous tournent vite le dos (il fallait voir comme ils étaient stressés avant que ça ne débute. Amusant aussi la façon dont Petit-Fruit-Des-Bois cherchait à justifier sa présence en s’agitant dans tous les sens comme si elle faisait partie du projet ; mais bon, maintenant elle est avec Paul).
Baptiste a été opéré cette semaine en urgence d’un ulcère à l’estomac. Ce qui donne son côté dramatique à l’affaire, c’est qu’il était dans le tram quand il a fait un malaise : le SAMU a dû intervenir pour le transporter à l’hôpital. Maman m’a dit que lorsque Mady l’a su elle est devenue verdâtre ; elle l’a cru en danger de mort.
[1] Au réveil en début d’après-midi, j’ai lu quelques chapitres du Roman théâtral de Boulgakov. Ses descriptions acerbes de réunions d’écrivains foireux m’y ont fait penser à nouveau. Ça n’a sans doute pas d’âge, ni de lieu. Une grande capitale ou une obscure ville de province, c’est du pareil au même.
[2] Qui est apparu en fin de soirée. Il venait de passer la journée à tourner le prochain clip des Little Rabbits pour leur morceau « La piscine », chez ses parents, au Pont. Son père y fait même une apparition. J’imagine bien ce que ça va donner, l’influence de la photographie du quotidien, celle de l’esthétique volontairement boiteuse de la low-fi américaine (les pochettes des albums de Sebadoh ou Beck). Mais lui vaut plus que la plupart de ceux qui frayent dans cette petite société fallacieusement trépidante : il est branché, c’est clair, mais il n’y a pas que ça ; on peut sans crainte gratter le vernis de la surface. Il est, là comme ailleurs, d’un naturel confondant.