Mardi 17 mars, Nantes

J’ai choisi de ne pas aller m’arsouiller dans les bars, c’est la Saint-Patrick ; et je sors de chez le dentiste : j’ai insisté pour avoir une bonne anesthésie pour mes trois malheureuses caries, j’ai encore la moitié du visage en carton-pâte. Il faudrait que j’avance quelque chose pour Clément, mais j’ai un mal fou à m’y mettre ; je n’ai écrit que quatre ou cinq lignes pour un morceau, et qui ne fait même pas partie de ceux sur lesquels il m’avait aiguillé avec le plus d’insistance.

Je lis Au Château d’Argol de Julien Gracq, que Broerec m’a prêté, et qui a souvent la faveur des étudiants en lettres. J’hésite à lui donner également la mienne. Ce livre sent vraiment trop la littérature. Il se concentre tellement sur l’écriture qu’on finit parfois par ne plus savoir ce que ça dit. Ça lui confère une sorte de perfection stylistique (qui rappelle un peu Edgar Poe traduit par Charles Baudelaire), mais une grande froideur. On peut très facilement, si on baisse d’un cran son niveau d’attention, en lire des pages et des pages sans avoir retenu quoi que ce soit, sans être capable de dire de quoi ça parlait. Défaut criant à mon sens. Je ne sais donc trop quoi en penser, ni si cette solitude absolue et aristocratique du livre (qui l’apparente à certains écrits de Jünger – pas ceux que je préfère) est vraiment à défendre. J’avais bien aimé Un balcon en forêt, il y a sept ou huit ans. Ce livre me convient-il mieux ou bien ai-je changé dans l’intervalle ?

Une chose qui a tendance à m’énerver, c’est l’usage des italiques : la plupart sont d’un parfait pédantisme. Je les ai moi-même pas mal utilisées dans les lignes qui précèdent, et le faisais beaucoup dans le temps ; justement parce que j’étais pédant.

Je préfère largement Camilo José Cela (qui n’a rien à voir, on est d’accord), dont je termine en ce moment San Camilo 1936, gros roman sur les jours autour du déclenchement de la guerre d’Espagne, à Madrid. Une formidable maîtrise d’écrivain, capable de faire passer sans la moindre encombre les arêtes de l’avant-garde littéraire, comme lorsqu’il passe sans qu’on s’en rende compte de la ponctuation à sa totale absence, ou sans crier gare d’un personnage à un autre dans la même phrase — c’est même une de ses caractéristiques les plus engageantes, créatrice d’incongruités qui lèvent des voiles nouveaux sur la complexité de l’humain ou d’un événement. C’est une autre version de la perfection dont je parlais plus haut — autrement plus vivante, vivifiante (même si, d’après Chepe, Cela est un gros con).

On pourrait croire que c’est écrit au fil de la plume : c’est sans doute très composé au contraire. Ainsi un bon nombre des personnages meurent à la fin. Naguère je pensais volontiers que ces artifices de l’écriture romanesque n’étaient rien d’autre que des artifices (et donc énervants) : ça n’en confère en définitive que plus de tragique à l’ensemble. C’est aussi que Cela a choisi de suivre des personnages qui vont se retrouver dans des camps opposés lors l’assaut de la caserne de la Montaña par les forces républicaines le 19 juillet, lendemain de la San Camilo — sans que le texte, pour la plupart, permette de le savoir à l’avance. Un refus du manichéisme qui n’est pas vain.