Journée mouvementée, encore plus que celles qui l’entourent, et peu vouée au travail d’aucune sorte. À peine s’est annoncé le signe des libations en l’honneur du dieu de la boisson et du noctambulisme débridé que me voilà à nouveau transformé en trainaillou. Lundi soir : vernissage de l’expo au Flesselles, avec beaucoup de monde (tous les habitués de ce genre de rendez-vous). D’abord, je suis passé chez Joris pour récupérer un bouquin, et il m’a montré la première version de son montage ; au téléphone, il avait l’air catastrophé par le résultat, se demandant si ça valait même de rédiger un mémoire dessus, mais en fait ce n’est pas si mal. Il y a quelques problèmes, dont certains des problèmes de rythme que j’avais présagés au tournage, une scène où il est franchement mauvais — mais ça devrait pouvoir se retravailler lors du montage définitif sans trop de difficultés (lorsque Loïc aura enregistré la musique). C’est tout à fait honorable dans l’ensemble ; ce qui me met le nez dans ma feignantise, puisque mon petit texte aurait dû être terminé bien avant que lui en soit là. Il m’a accompagné au vernissage, mais est ensuite rentré pour voir Sonatine qui passait sur Arte ; il n’aime pas beaucoup ce genre de manifestations de toute façon. Et peut-être n’a-t-il pas eu tort, parce que la soirée a traîné indéfiniment en longueur, avec quelques hauts mais surtout des creux, où je me suis ennuyé, malgré la compagnie diversifiée. Entre le Flesselles au top de la branchitude, la parade du carnaval spécial Coupe du Monde (chose à mes yeux toujours emprunte d’une grande tristesse, d’une vanité plus grande encore qu’une soirée à s’arsouiller comme un misérable au comptoir), le cours Saint-Pierre, dit Copacabana pour un mois, où je suis allé retrouver Broerec et quelques autres voir sur l’écran géant la fin du match Allemagne–États-Unis, et le Saguaro où on a fini ; entre les blagues les plus lamentablement salaces d’Adalard, l’œil éteint de son copain Tassilon, la mine livide de Paul qui tenait à peine debout encore (même sans sourire, ses paupières n’étaient qu’une fente derrière laquelle on ne voyait plus les yeux), l’agressivité d’une Victoria revendiquant son bonheur nouveau mais me reprochant « de lui tourner le dos », pas de quoi trouver un souffle bien enthousiasmant. Il faut dire que ma journée au collège avait été haïssable[1], et qu’est ensuite arrivée la nouvelle qu’Ermold s’était planté à son passage devant la commission de recrutement à la fac, qu’il s’était fait salement descendre, et n’aurait pas le poste. Il était dépité au possible, malgré les protestations comme quoi il s’en foutait, assurant qu’il avait plein d’autres choses à faire et n’y remettrait plus les pieds. Il y avait en revanche Marie-Charlotte, descendue de Paris où elle travaille pour la durée de la Coupe, mais au fil de mes pérégrinations d’un bout à l’autre du centre, je l’ai trop vite perdue, à notre grand dam à tous les deux, pour qu’on trouve le temps de discuter vraiment. Alors qu’il n’était même pas deux heures, lessivé, j’ai décidé de m’inventer l’excuse d’une maladie pour ne pas aller travailler aujourd’hui, la simple perspective en était trop déprimante. Et résultat, le sentiment de culpabilité donné par cette tricherie m’a presque réellement rendu malade au réveil. J’ai eu un mal fou à émerger du sommeil, et au bout de dix minutes, il était évident que la journée serait de toute façon perdue, passée à me traîner comme une larve de mon lit à un fauteuil. J’ai quand même téléphoné, la conscience pas du tout tranquille (ça a marché comme sur des roulettes, même si j’ai trouvé ça vraiment désagréable — la peur de se sentir faux, tellement le mensonge m’est difficile), en fumant une clope pour avoir la voix la plus caverneuse possible. Et j’ai bien fait. À peine avais-je raccroché que le téléphone sonnait : Ermold, qui me proposait de l’accompagner dans la presqu’île guérandaise prendre des photos de mégalithes pour illustrer un article qu’il écrit. J’ai sauté sur l’occasion. Et si j’étais allé travailler, j’aurais raté une super journée. Juste après Sylvain a appelé pour me proposer une invitation pour aller voir Loïc jouer en première partie de Julien Baer ce soir. Ermold est passé me prendre. On a déjeuné dans une brasserie du Bouffay avec Marie-Charlotte qui avait raté son TGV ; pâle, les traits tirés, l’haleine fétide, elle n’a presque pas touché à son assiette : deux semaines qu’elle travaille dix-huit heures par jour, sept jours sur sept, dans une maison de production qui organise les manifestations marketing pour Danone autour de la Coupe du Monde (c’est un des sponsors officiels — des sommes énormes mises en jeu : ça n’est toujours qu’une question d’argent). Elle pourra se faire greffer un téléphone portable si ça continue, puisqu’elle organise des trucs dans toutes les villes où il y a des matchs sans quitter son bureau à Paris. Une activité un peu difficile à justifier à mon avis, mais c’est ce qu’elle veut faire — et ça va lui permettre d’être intermittente du spectacle pendant un an ensuite : ce n’est pas à négliger (mais ce n’est pas non plus très juste que ces métiers donnent eux aussi accès à l’intermittence. Quand on voit les obstacles qu’ont tant de comédiens ou de musiciens pour y arriver…). On l’a conduite à la gare, refaite à neuf depuis peu, et où des groupes de supporters brésiliens et japonais truandés par des intermédiaires sans scrupules cherchaient désespérément, pancarte à la main, à acheter (au prix fort[2]) des billets qu’ils auraient dû déjà avoir. Puis départ pour notre petit périple. Marie-Charlotte me laisse pour presque un mois la garde de son chat blanc — c’est même d’abord pour ça qu’Ermold et elle m’avaient appelé ce matin ; un peu pris au dépourvu, j’ai accepté, pour lui rendre service. C’est la première journée de grand beau temps depuis plusieurs semaines. Journée qui s’annonçait d’autant mieux qu’en fait Ermold s’était trompé : malgré la manière dont s’est passée son audition lundi, c’est lui qui est nommé sur le poste. À trente-quatre ans, le voilà donc maître de conférences à l’université de Nantes. C’est lui qui va finalement prendre la succession de Yoda, qui ne restera qu’un an encore avant de prendre sa retraite. Elle a beau ne pas me concerner personnellement, cette nouvelle m’a d’un coup regonflé. Une sacrée épine qui lui est ôtée du pied, même s’il n’a pas pour vocation absolue de faire ce métier. Il aurait pu en avoir la nouvelle dès le soir, il avait un message, mais comme il n’est pas rentré chez lui, il ne l’a su que ce matin ; il venait de l’apprendre lorsque je l’ai eu au téléphone, et sa longue hésitation (un euh… très inhabituellement long) traduisait qu’il était tout de même ému. Et il a passé une nuit affreuse, pleine de rêves au symbolisme transparent, comme celui où sortant d’une réception, il était incapable de retrouver sa veste au vestiaire ; on ne cessait de lui en présenter, mais ce n’était jamais la bonne, et le porte-manteau à son numéro était occupé par le vêtement d’un autre.
Tout l’après-midi à chasser les menhirs dans les chemins creux, doigt pointé sur les cartes, à enjamber des clôtures électriques ; et découvert des endroits qui ne sont mentionnés dans aucun guide : notamment un bel ensemble (malheureusement éboulé) en bordure de marais dans la Brière. Le plus intéressant demeurant un menhir splendide planté au milieu d’un grand champ dégagé, entre la Baule et Guérande, à quelques centaines de mètres de la nationale (sans parler d’un dolmen très complet à Saint-Lyphard, mais qui lui est bien indiqué). On a aussi raté un certain nombre de choses qui devaient être pas mal, mais on était pris par le temps — dans l’ensemble, on a quand même trouvé sans trop de difficultés ce qu’on cherchait, ce qui ne faisait que rajouter à notre joie, vue la ténuité de beaucoup d’informations. Découvert également que ceux qui font les guides ne prennent pas toujours la peine d’aller voir sur place : plusieurs trucs mentionnés largement n’existent pas. C’est à force de tourner sans résultat qu’on l’a su : lorsqu’on s’est arrêté interroger un vieux monsieur dans son jardin (à Arbourg), et qu’il nous a dit qu’il y avait bien eu des champs de menhir, mais que le catholicisme du siècle dernier et le remembrement conjugués les avaient tous fait disparaître. Ermold a tout de même tenu absolument à photographier, les quelques pierres restantes, dissimulées dans la broussaille d’un ancien champ (ça ne rendait pas grand-chose), et on s’est plu à imaginer qu’il y avait sans doute encore à certains endroits des tumulus inviolés dont personne n’avait le souvenir. Terminé sur le port du Croisic, puis par une dernière recherche infructueuse avant de rentrer. On a beau fréquenter tous les deux la presqu’île depuis vingt ans au moins, on n’avait jamais entendu parler de la plupart de ces vestiges ; ça donne vraiment envie de se munir d’un guide et d’une carte et de partir à la découverte : on doit pouvoir trouver des choses inconnues à peu près n’importe où. Mais il nous aurait fallu au moins une journée entière.
Sur la route du retour, nombreux cars de la gendarmerie, qui auraient bien pu nous arrêter, vue la vitesse à laquelle Ermold roulait. Sans doute à cause du match Brésil-Maroc à la Beaujoire. D’une manière générale, la ville est très fliquée depuis le début de la Coupe du Monde. Il m’a laissé au Pannonica alors que ça allait commencer. Peu de monde (une centaine de personnes), mais avec les tables et les chaises, la salle était disposée de façon à ce qu’elle ne paraisse pas trop vide – en « cabaret ». Concert honnête de Loïc, mais avec un peu moins de cette interprétation volontaire qu’on lui voit avec bonheur d’habitude ; il n’empêche que ça me parle toujours avec beaucoup de force. Et toutes les chansons plus récentes que celles du disque sont magnifiques — peut-être à cause de l’attrait de la nouveauté, mais je crois vraiment qu’il a progressé[3] : « L’avocat du diable », ou celle qui raconte un rêve (plus classique, mais mélancoliquement entraînante, ce en quoi on reconnaît la patte de Loïc depuis Space Modulator Overdrive ; elle donne l’impression d’avancer avec une structure harmonique qui tourne sur elle-même) ; sur la chanson triste à pleurer qui clôt son album, il a maintenant un jeu d’harmonica qui la magnifie encore. Je le vois souvent jouer, mais je ne m’en lasse pas. Ceux qui le prétendent mièvre n’ont vraiment pas bonne oreille.
Julien Baer, lui, frôle en revanche parfois la mièvrerie ; mais s’en tire toujours. Ce n’est pas mal ; pas follement original, mais la douceur de l’ensemble, avec sa voix parfois à la limite du chuchotis, est séduisante. Le principal problème à mon avis, c’est qu’il conduit en regardant dans un rétroviseur bloqué sur la fin des années 60 — une tendance assez générale dans les productions créatives d’aujourd’hui (un signe d’un manque d’envie de l’avenir ?), de Katerine au générique fait pour l’expo de vidéOzone, qui lorgne à fond sur ceux des James Bond de l’époque, mais très poussée chez lui ; Coline faisant même remarquer la fréquente parenté de ses morceaux avec Joe Dassin, c’est tout dire. Ce qui par ailleurs n’enlève rien à la qualité intrinsèque des chansons, ni au plaisir immédiat qu’on peut en tirer. Mais je regrette beaucoup que l’ambiance ne soit pas plus souvent à l’invention.
Resté à discuter à la fin, avec en particulier Victoria, qui avait eu une invitation par Philippe, le violoniste de Loïc, qu’elle connaît maintenant par l’intermédiaire de Stéphanie Esnault j’imagine ; elle se présente comme ayant effectué un changement total dans son existence, qui la met plus en accord avec ses envies et ses principes, et comme n’ayant plus aucun désir du genre de vie qu’elle avait avant, non plus que de voir les gens qui en faisait partie. Que souvent ce qu’on y fasse soit vain, j’en conviens (puisque ce genre de vie est le mien). Mais je ne ressens non plus aucune nécessité de la voir trop souvent désormais, je n’ai pas l’impression qu’elle m’apportera grand-chose ; je n’ai même pas particulièrement envie de pousser pour le savoir. Ça peut changer, mais je n’ai pas senti que nous avions encore assez en commun pour que sa compagnie soit désirable. Ce qui est dommage, puisqu’elle a été une de mes grandes amies.
Ensuite parti retrouver Broerec et quelques autres avec Sylvain. Voilà un garçon que je ne connais pas depuis longtemps (et dont je ne sais pas encore s’il pourrait devenir un intime), mais qui ne manque pas d’intérêt. En premier lieu, malgré son jeune âge, il a déjà écrit deux romans, et en est au troisième. Rien de publié, mais le second est même pour le moment en dernière lecture chez P.O.L., a-t-il assuré. Je suis impatient de voir à quoi ça ressemble. Il y a chez moi de l’envie, provoquée par sa productivité, mais c’est surtout un exemple motivant pour être moi-même plus sérieux ; pour ne pas finir en Adalard patenté. Tous les matins, il est à son ordinateur à huit heures, et écrit jusqu’au midi ; ensuite, il sort, ou fait ses autres activités (il est graphiste, éditeur de la petite revue de bar le Transbordeur, et a également écrit plusieurs pièces de théâtre, pour les planches ou la radio). Un rythme à la Balzac en quelque sorte — que je ne pense pas pouvoir atteindre un jour quand même (et il y a cette putain de thèse). Il faudrait de toute façon savoir sauter le pas dans l’inconnu, s’inscrire au RMI et ne compter que sur sa réussite artistique : je n’en ai pas le courage, même si mon avenir universitaire n’est guère moins incertain. Il demeure une possibilité, qui est surtout, malgré les efforts que la thèse me coûte, une façon de reculer le moment de s’engager vraiment.
Les cercles de mes relations ont beau se diversifier, ça conduit toujours à ce que le monde finalement se resserre ; il m’a été présenté par l’entremise de Loïc, mais Ermold le connaît aussi, ainsi qu’un des amis de Broerec, qui était avec lui au lycée. Peut-être parce que Nantes n’est pas une ville immense, les milieux des gens « intéressants », enfin actifs dans le domaine créatif, mais c’est ça qui m’intéresse, ont une tendance à s’interpénétrer que je n’aurais pas imaginée. Tout le monde se connaît peu ou prou. En fait, c’est maintenant le groupe de mes vieux amis qui se retrouve à la périphérie de mon monde, composé de personnes qui n’ont rien à voir avec tous ces domaines. Mis à part l’inévitable Paul, largement connecté. Ce n’est pas (loin de là) que je cesse d’aimer ces amis vernaculaires, mais il faut bien avouer que mon intérêt est plus souvent ailleurs. Lorsqu’au concert d’Arnaud après le premier match de la France, avec Broerec on a rencontré Fred, j’ai vite eu plus de plaisir (ou de liberté : ce serait plus juste) à discuter avec le premier ou avec Baptiste, occupé à torcher les bouteilles de vin qu’il avait préalablement apportées dans son sac à dos.
À cause du match Brésil-Maroc qui venait de se jouer à la Beaujoire, le cours Saint-Pierre et la plupart des rues avoisinantes étaient noires de monde — ou plutôt jaunes et vertes, couleur du maillot brésilien, portés aussi pour la circonstance par de nombreux Français (mis à part la nôtre, c’est de loin l’équipe la plus populaire — parce que probablement la meilleure). Mais le rouge à étoile verte marocain était loin d’être absent de la foule, et peut-être le concert de Cheb Mami leur donnait-il baume au cœur après la défaite qu’ils venaient de subir. Le délire a ensuite duré jusqu’à une heure avancée sans aucun des incidents violents qu’a pu connaître Marseille ce week-end avec les Anglais. Un groupe de supporters percussionnistes s’était réuni place du Pilori, et tout le monde braillait à qui mieux mieux. Terminé là, une fois qu’on a eu retrouvé Broerec et sa compagnie, à descendre des bières, et des bouteilles de rosé qu’il allait chercher directement à son appartement à dix mètres. Vraie ambiance festive.
[1] Sans raison particulière ; c’est vraiment ce boulot en lui-même qui m’insupporte d’ennui — à tel point que je me suis demandé si je n’arrêterai pas.
[2] Au marché noir, florissant à cause du nombre d’étrangers qui se retrouvent sans les billets qu’on leur avait donc promis, une place se négocie jusqu’à dix mille francs. Ce qui est aussi ridicule que scandaleux.
[3] Ou s’est rapproché de ma sensibilité.