Lundi 3 août 1998, Nantes solitaire

Tout me déplaist, mais rien ne m’est si grief

Que ne voir plus les beaux yeux de ma Dame,

Qui les plaisirs les plus dous de mon âme

Avecques eux ont emporté la clef.

Dans l’après-midi, avec Joris, vu la copine parisienne de Mathieux, passée à Nantes (il faut voir comment il lui fait les yeux doux : et sans doute plus par réflexe que pour la draguer. C’est une fille intéressante par ailleurs, et il aimerait bien qu’elle soit à la caméra pour un de ses films prochains : il veut maintenant faire des choses plus « libres », moins communes et avec une structure plus légère. C’est vrai que cette Marie est un peu plus trash que Père. Elle a une toute petite voix sucrée, ça lui donne un côté bizarre). Puis avec Mathieux, bu un pastis en terrasse à la Maison du Change, parce qu’il voulait changer. Conversation très très intellectuelle ; sur les critères de la science, Karl Popper ; sur Hegel, et sur la conception romantique de l’art. Par exemple, Loïc a une conception très romantique de l’art[1], et très détachée des contingences matérielles (ce qu’il veut, c’est composer, jouer, et rien d’autre. Tiendrait-il le même discours s’il n’y avait pas des gens pour lui assurer — même modestement — les arrières ?). Ensuite, Mathix et moi une heure chez Matt. Jenny est arrivée d’Angleterre aujourd’hui, mais elle dormait dans la pièce à côté et on ne l’a pas vue. Le salon, dans lequel on était installé, ressemble de plus en plus à un vrai lieu de travail, organisé, avec bureau et ordinateur : chaque fois que je vais chez lui, je suis scié par la façon dont Matt a pris le taureau par les cornes. Même si manager Loïc ne lui rapporte pas d’argent, une chose est sûre, il ne deviendra pas le cousin d’Adalard. Il a suivi sans le savoir les principes de Muhammad Yunus : créer son propre emploi. Et dans le domaine qui l’intéresse, sans rien demander ; qui plus est, comme il est moins question d’argent que de statut social et d’utilité, il n’y a pas ce risque de faillite qui pend au nez des nouvelles entreprises (tel qu’il est employé à tout bout de champ, un mot que je déteste). Pour ça, je l’admire ; de même que j’admire Mathieux d’être aussi motivé par ce qu’il fait (il ne cesse de le répéter : « Je travaille, mais je tripe à mort ! Ah lala, c’est grave comme je tripe. » : je ne peux pas en dire autant). On peut faire ce qu’on veut, du moment qu’on ne reste pas les deux pieds dans le même sabot — et qu’on le fait sans compromission. Voilà un discours bien adolescent pour un type de vingt-sept ans passés ; mais pour moi, dépasser ces problèmes est une lutte continuelle, et je crois qu’il en sera ainsi toute ma vie.

Continué sur Loïc, à qui les oreilles ont dû siffler. Voici le programme type d’une de ses journées selon Mathieu : il se lève péniblement à onze heures du matin ; Coline, avant de partir à la crêperie travailler (il faut bien quelqu’un pour payer le loyer — et d’abord ils n’habitent pas ensemble), lui sert le petit déjeuner, le gratte, l’habille ; à midi il prend le tram jusque chez son père, où il arrive, l’air très affairé comme s’il avait à la main un attaché-case, pour se mettre les pieds sous la table ; après déjeuner, il se vautre dans le canapé et regarde à la télé un documentaire animalier sur la cinquième ; vers quinze heures, il monte dans sa chambre où, après avoir un peu glandouillé, il ouvre la fenêtre, laisse les oiseaux gazouiller jusqu’à lui, mmh ! l’inspiration arrive : il compose ; à dix-huit heures trente, il reprend le tram en sens inverse, arrive chez Coline, « C’est prêt ? » ; après le dîner, Coline fait la vaisselle et lui fume un pétard : c’est maintenant l’heure du film ; pour terminer, il est étendu toujours sans rien faire, et Coline lui fait une pipe. Voilà, c’est le moment de dormir.

[1] Moi aussi, mais je la combats.