Dimanche 13 décembre

En fin d’après-midi, allé voir Kanzo Sensei d’Imamura. Seul — misère de n’avoir personne en sortant avec qui partager son enthousiasme. La tristesse m’a pris ; et à mesure qu’avançait le chemin du retour, mes pas se sont faits plus lents, plus accablés. Quel film formidable pourtant ; quel chef d’œuvre, à nouveau. Je jubilais pendant la projection. L’histoire d’un médecin dans le sud du Japon à la fin de la Guerre, dans les moments d’ultime résistance et de vain espoir de victoire, qui lutte, presque jusqu’à la caricature contre une épidémie d’hépatite qu’il n’a pas les moyens de soigner, en butte aux moqueries des villageois (qui l’ont surnommé « Docteur Foie » — c’est ce que signifie Kanzo sensei en japonais), à l’hostilité d’un militarisme dégénéré prompt à voir partout des espions et qui ne pense qu’à l’ordre. Tout de blanc vêtu, un canotier sur la tête, il court, il court sa sacoche à la main, et rien ne l’arrête, sur un rythme trépidant, que souligne la vivacité de la mise en scène, d’un montage dans le mouvement, et d’un jazz échevelé dans la bande son. Puis rupture de ton ; son fils, médecin militaire en Mandchourie, meurt, et en quelques scènes retenues, on est submergé d’émotion ; il cherche à découvrir la cause de l’épidémie, en néglige ses malades, déterre un mort pour lui prélever le foie, soigne un prisonnier hollandais évadé très amoché (Jacques Gamblin qui parle allemand, inattendu), se fait arrêter et brutaliser à cause de ça. Jusqu’à la fin, à la fois apothéose et retour au calme, où sa servante, une jeune fille sortie de la prostitution, tue une baleine par amour pour lui, au matin du 6 août 1945. Le film joue sur des ruptures de ton constantes et le mélange des genres ; le comique du début ; le drame (et là, quelle puissance par rapport à Central do Brazil) ; le film sentimental ; la violence — Imamura filme l’armée japonaise sans aménité, et ce n’est pas beau à voir ; le film à suspense (le Dr Akagi et les quelques amis qu’il a réunis vont-ils trouver le virus ?). On passe de l’un à l’autre sans artifice. La description du Japon en train de sombrer, qui s’obstine, dans une sorte de folie, est très forte, redoublée par la métaphore de cette maladie que personne ne combat avec le sérieux et l’esprit qu’il faut à part le héros esseulé, ou entouré de proscrits — métaphore qui culmine dans le champignon atomique dans la dernière scène, image « d’un foie hypertrophié » que personne n’a soigné lorsqu’il en était encore temps. Un héros qui se bat, mais aussi se trompe, s’égare : on n’est pas dans l’ordinaire américain.

Une galerie de personnages très intenses également. Le médecin bien sûr ; la jeune fille, qu’on dit écervelée jusqu’à ce qu’elle devienne une compagne dévouée (sans que son amour ne soit payé de retour) — elle est aussi très belle, un corps de rêve ; le chirurgien morphinomane et qui n’a plus d’illusions ; le bonze alcoolique et obsédé sexuel. Quatuor de gens hallucinés, laminés par la guerre à divers titres, tous frénétiques, servis par des acteurs d’une grande présence — c’est ça que je n’avais pas réussi à dire au sujet du film de Kore-Eda : l’importance des acteurs, de leur interprétation, au-delà de l’éventuelle excellence du reste ; et là, ils habitent parfaitement ce qu’ils jouent. Vraiment un film magnifique.