J’aurais dû aller voir jouer Arnaud avec son nouveau groupe au Théâtre Universitaire, je lui avais dit hier soir que j’irais ; mais avec la brume montée avec la nuit, le froid, j’ai vite su que non. Que je resterais chez moi à boire trop de rhum, comme hier déjà. Peut-être même devant la télé. Pourtant quand Marie-Charlotte m’a téléphoné, j’ai accepté sur le champ de les rejoindre au Flesselles. Depuis hier soir, je suis extrêmement déprimé. C’est à cause de Sonia ; enfin à son sujet : elle m’a avoué qu’elle avait trouvé un mec. Ça m’a renvoyé de manière tellement cruelle à mon propre état de loser et de solitude. C’est incroyable le nombre de mecs qui auront pu lui tourner autour et lui faire des déclarations d’amour depuis l’an dernier ; moi, à côté, elle mis à part, rien (et malheureusement ça ne devait pas marcher). Est-ce moi ou le hasard ? Je dois pourtant avoir fini de payer pour mes fautes. Il y a de la jalousie dans ma réaction — ne plus être un pôle d’attraction — mais surtout de l’envie, c’est pire : de constater que ce à quoi je n’arrive pas à avoir droit semble si simple pour les autres. C’est du reste ce qu’elle a dit, que j’étais envieux. C’est moche. Mais peut-être est-elle est trop bonne pour saisir les désirs trop compliqués. J’aurais bien aimé parler de ma déprime, et je l’aurais fait si Marie-Charlotte avait été seule, mais Ermold n’est pas pour ça l’oreille la plus compatissante, et c’est tant mieux : il n’y a pas grand-chose à dire sur ce genre de choses, mis à part se décrire le nombril et geindre, deux activités anti-sociabilité. Hier soir, comme je voulais absolument entendre des gens, j’ai cherché à appeler Bérengère, puis longuement parlé avec Claire (pour la première fois depuis cinq mois au moins, mais sans distance), et ce n’est pas de ça que j’ai parlé. Là, j’ai fait une ou deux allusions, et ça m’a suffit de savoir que Marie-Charlotte, même sans que le sujet soit évoqué plus, était compatissante, et que même Ermold, qui comprend très bien en fait, malgré les conversations de poivrots (ou les retenues de pseudo-samouraïs), que ce que je cherche n’est pas un trou avec du poil autour (plutôt sans d’ailleurs), comme le disent entre eux les mecs les plus vulgaires.
Discuté de chirurgie endoscopique avec un chirurgien qu’il connaît (« le seul à fréquenter les bars »), ce qui lui a donné évidemment plein d’idées pour des performances. Puis au restaurant tous les trois, alors que la conversation a tourné sur l’alcool, Marie-Charlotte, avec son air d’ange, a raconté qu’elle se souvenait avoir vu plusieurs fois son père menacer sa mère avec un couteau lors de violentes engueulades à répétition, qu’elle avait cinq ans, et assistait à ça du fond de son lit où elle s’était mise seule parce que personne, de toute façon, ne se serait intéressé à elle dans ces moments. On comprend que les penchants alcooliques ne la fassent pas vraiment rire. L’enfance est revenue au galop. Personne ne lui lisait d’histoire le soir pour qu’elle s’endorme (ni ne venait l’embrasser dans son lit) — Ermold non plus ; il a prétendu avoir lu, seul, des centaines de fois le même livre, les aventures de Belle biche et beau minon — sauf une, s’est souvenue Marie-Charlotte, que son père, complètement ivre, lui racontait de manière obsessionnelle : celle du vilain petit canard. Ermold a eu beau rappeler qu’à la fin il se transforme en cygne, ce qu’elle retenait, elle, c’était que le petit dernier (ce qu’elle est) est noir et rejeté par les autres. Rien n’en a transparu, mais c’était émouvant.