Dimanche… Ce soir, j’ai regardé des conneries à la télé — dont un bout de film américain sur un type qui cherche le monstre du Loch Ness. Le problème, dans ces films, c’est qu’il y a toujours des histoires sentimentales : ça me rend mélancolique. J’aime bien ça, mais ça me rend mélancolique. Mon côté Emma Bovary. Évidemment, c’est tellement cliché[1] que ça peut faire sourire ; mais moi, ça me rappelle au moins autant mes échecs. J’ai fumé des cigarettes. Aujourd’hui, il n’a pas cessé de pleuvoir, dans de grandes bourrasques de vent. Il pleut même depuis hier matin ; il pleuvait à Quimper en fin de matinée lorsque nous en sommes partis, et le front pluvieux a progressé avec nous jusqu’à Nantes ; tantôt nous le devancions, tantôt il nous avait rattrapé. Un temps peut-être idéal en Bretagne, mais pas un dimanche à Nantes quand on est tout seul — enfin je ne sais pas si ça aurait changé grand-chose. J’ai lu Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq toute la journée ; c’est Ben et Anne-Hélène qui me l’ont offert avant-hier. Je l’ai même terminé. J’ai lu les cent cinquante premières pages d’une seule traite samedi soir vautré dans un fauteuil, alors que Ben et Joris lisaient des bandes dessinées ou jouaient au dames chinoises. Ensuite, j’ai parfois eu du mal à ne pas m’interrompre, c’est tout de même assez dur ; déprimant. Je ne comprends pas bien en revanche la polémique qui s’est développée à sa sortie en septembre. Les médias et les gens-qui-pensent-et-le-font-savoir aiment polémiquer pour un oui ou pour un non, il faut dire, et débusquer des hérétiques. C’est dommage que l’auteur ne parvienne pas jusqu’au bout à préserver la qualité littéraire de la première moitié (c’était déjà le cas dans Extension du domaine de la lutte, mais celui-ci est nettement plus ambitieux) – une description acide et sans concession du quotidien et de la sexualité depuis trente ans, qui manie admirablement les rapprochements incongrus, triviaux, et la petite phrase assassine dite sur un ton détaché (ce qui rapproche de ce point de vue Houellebecq d’écrivains comme Brautigan ou Dazai). D’autres passages où il mêle la théorie au récit sont ensuite moins réussis. Mais ça reste un livre passionnant, en particulier parce qu’il a une vision du monde, et l’argumente, chose qui me semble rare dans la littérature française ces derniers temps (ma connaissance en est maigre, cela dit). Le fait qu’il ne se cantonne pas à un constat de son objet – la misère sexuelle liée au libéralisme érotique et à sa compétition forcenée – mais cherche, « fictionnellement » et au delà, à développer une conception philosophique globale et à envisager des solutions, voilà qui me semble nouveau. Savoir si c’est probant, c’est autre chose. Mais je répète que les réactions de rejet ont été disproportionnées. C’est vrai qu’il démonte pièce par pièce le système de croyance le plus en vue à propos du sexe et de l’amour ; mais parce qu’il se place du côté des opprimés : une nouvelle version de la lutte des classes en somme. Évidemment, on peut trouver qu’il exagère, que ses personnages sont vraiment trop losers dans ce domaine, finissent tous fous ou par se suicider (et pour ce qui est des femmes, jeunes) ; que les solutions trouvées par le personnage principal sont trop technicistes pour être crédibles, que la conception du désir en fait quelque chose de trop extérieur à l’homme. Mais ce n’est qu’un roman, dont l’explication du monde est totalitaire mais ne rend compte que d’un seul de ses aspects encore plus que d’autres types d’écrits ; un roman qui tient pour partie au genre de la science-fiction, qui plus est. Littérairement (et je n’envisage pas le terme de manière trop légère), c’est une sacrée bouffée d’air. Pour le reste, ça ne l’est pas franchement : c’est terriblement pessimiste[2], mais ça doit faire écho chez pas mal de gens qui se reconnaissent dans cette misère ou ces difficultés — pas un écho agréable ; moi, ça a plutôt eu tendance à me déprimer (et à me donner envie de me branler, signe du caractère avilissant de ce que j’ai trouvé en moi). Depuis l’adolescence j’ai eu tendance à faire partie des gens dont il parle ; et même si je transformais ça alors en une sorte d’attitude de supériorité — qui n’était pas sans aucun fondement (romantique) — ça n’en supprimait pas la souffrance. Je ne peux plus aujourd’hui m’abriter derrière de tels oripeaux. Alors l’inéluctabilité des parcours qu’il décrit me touche ; je crains comme l’enfer que ce ne soit ma « destinée ». Elle me fait rire aussi, parce que ce n’est qu’une des visions du monde possibles (et valides), et qu’elle ne l’est, à chaque fois, qu’à un moment donné ; elle engage aussi de manière si forte sa conclusion que réfléchir à ses présupposés de façon libre n’est pas très facile ; il est évident que des gens comme Sophie en ce moment, qui est en adoration devant son bébé, la trouveraient abjecte et fausse. Moi, je ne sais pas ce qui m’attend ; mais c’est une lecture qui ne laisse pas indemne.
Hier soir Greg m’a laissé entendre (on était chez Adeline et Fred, où, après avoir été très déprimé en début de soirée, j’étais plutôt excité) que Stéphanie, qui est à Nantes en ce moment, pourrait bien venir à la fête chez Clément, et qu’elle pourrait bien ne pas y venir seule… Vous devez trouver ça débile, parce que ça fait déjà trois ans, mais j’ai failli dire que je mettais mon véto. Je pourrais le faire ; je pense être suffisamment en position de force pour ça, mais ce serait ridicule. J’espère que ce n’est pas vrai. Je détesterais voir avec qui elle est. Ça me gâcherait complètement la soirée. Et même plus. Mais ça me serait étonnant ; elle ne connaît plus trop grand monde ici, Bérengère ne sera pas là (pour des raisons identiques), elle a tous ses copains là-bas, etc. Je ne veux pas croire que ça puisse être une sorte de fiellosité de la part de Greg, qui, on s’en doute, ne va pas super bien non plus ; je ne vois pas pourquoi il ferait ça. En tout cas, cette année ne se termine guère mieux que ne s’était terminée la précédente. C’est inquiétant. Des changements peut-être en profondeur (je ne sais pas trop. Je n’ose pas non plus y regarder de trop près, de peur de ne rien trouver), mais à peu près aucun en surface. J’en suis au même point. Mort. Tu parles d’un Nouveau Monde… il faut le conquérir de haute lutte. J’en viens parfois à douter de sa simple possibilité. Je comprends qu’on puisse en venir au suicide.
Pour le reste, Noël ne s’est pas trop mal passé. C’est nous (les enfants) qui avions poussé à ce que nous allions à Quimper, mais c’était moins bien que ça aurait pu. J’ai peut-être trop rêvé la perfection d’une atmosphère qui n’existe pas — ou que je ne me suis pas senti en mesure de créer. C’était souvent agréable, j’ai eu de beaux cadeaux, je crois que les autres étaient aussi contents des leurs ; mais je me suis à nouveau senti un peu à côté : comme adolescent. Je n’ai donc pas tant changé que cela. Ma tante Christine est trop différente de moi pour que puisse s’établir, au-delà de sa (globale) gentillesse, un véritable contact. Alain vieillit ; on ne peut plus polémiquer avec lui comme avant, il prend tout de suite ça comme des attaques personnelles (c’était un des charmes des réunions familiales pourtant). Ben a de ces longs regards semi-ironiques que je ne sais pas tenir, les petits ne m’intéressent pas tellement[3], et je n’ai pas grand-chose non plus à dire à mes parents. C’est peut-être avec Madeleine que je m’entends le mieux dans ces moments-là. Joris me semble à nouveau passé dans un autre monde. Il y avait aussi Sylvette, que Joris a fait inviter (pas sans difficultés d’ailleurs) parce qu’elle aurait été sinon seule dans sa chambre universitaire ; j’étais content qu’elle soit là, mais je n’ai pas assez communiqué avec elle non plus. Je me suis senti souvent simple spectateur, arpentant le vaste salon et les couloirs de la maison sans but précis ; malheureux de n’être que cela. J’aurais voulu qu’on soit la famille parfaite, mais ce n’en a été qu’une petite imitation parodique. On voudrait dire beaucoup aux autres, et impossible de le faire une fois devant eux. En plus, je suis loin d’être aussi bon que je voudrais souvent m’en donner l’air ; d’un adolescent, on peut dire que c’est parce qu’il est dans « une mauvaise période » : d’un type qui approche la trentaine, on n’a plus de ces indulgences ; on dit simplement que c’est un con.
[1] « C’est tellement cliché ! », appuierait Hélène.
[2] « Certains être vivent jusqu’à soixante-dix, voire quatre-vingt ans, en pensant qu’il y a toujours du nouveau, que l’aventure est, comme on dit, au coin de la rue ; il faut en définitive pratiquement les tuer, ou du moins les réduire à un état d’invalidité très avancé, pour leur faire entendre raison. » (p. 356) Cette phrase ne parle pas de sexe, mais elle est représentative de ce finalisme terrifiant du roman, où le seul fait qu’on meure tend à disqualifier toute expérience humaine.
[3] Sauf la petite Zoé, sa fille, qui m’a fasciné.