À l’Olympic : Kreidler et Tarwater. J’espérais que Sonia passerait en début de soirée, et je m’étais préparé en conséquence, mais elle n’a pas paru ; je n’ai donc pas fait grand-chose en attendant de partir. Concert baptisé electrokrautrock – dénomination un peu hâtive et publicitaire pour dire que l’affiche était constituée de groupes allemands et électroniques (Can et Kraftwerk sont revenus en force à la mode ces dernières années – c’est d’ailleurs seulement là que je les ai découverts, même si quelques morceaux des seconds avaient traîné dans mes oreilles bien plus tôt). Pas totalement usurpée, puisqu’on sentait effectivement chez les deux de réminiscentes effluves de ces ancêtres seventies. Plus chez Kreidler que Tarwater, groupe berlinois plus proche de versions glauques du trip hop et de l’électro (cousin de Third Eye Foundation, par exemple) – « groupe » étant d’ailleurs un peu inadéquat, puisqu’il s’agit d’un duo : un bassiste, qui bidouille également de temps en temps, et un autre type, grand, maigre et le visage taillé en lames de couteau, debout derrière des machines, qui distille parcimonieusement des bribes d’un chant grave et monocorde ; une version actuelle de la cold wave, en quelque sorte. Et pas vraiment scénique. Leur prestation n’était pas inintéressante, mais c’est sans doute plus fait pour écouter sur disque — la richesse des idées laisse présager que c’est le genre de morceaux qu’on met du temps à épuiser. Qu’ils n’aient été que deux était d’ailleurs dommage, il y en avait un peu trop dans les machines (des guitares, par exemple), et la plupart du temps, Ronald Lippock, derrière ses appareils, déclenchait des samples sans jouer grand-chose ; un peu de triturage de sons par-ci par-là, mais qui ne formaient pas l’essentiel. La puissance de la basse jouée en réel laissait pourtant entrevoir ce que ça pourrait donner avec plus de musiciens. Enfin l’intérêt était tout de même qu’ils n’abusaient pas non plus, pour ce qui est des rythmes notamment, de sons imitatifs comme il y en a trop souvent dans les musiques électroniques ; ça produisait des textures rythmiques d’autant plus intéressantes qu’elles étaient dès lors souvent séparées du reste des sons de façon moins claire. C’est une musique qui n’est pas follement novatrice, puisqu’on en entend maintenant pas mal de ce genre, mais ils font partie des meilleurs (et j’ai été jaloux de pas mal de leurs idées). Je suis moins sûr de pouvoir beaucoup écouter Kreidler sur disque (et ce que j’avais écouté d’eux à la FNAC ne m’avait pas conquis, alors qu’une très bonne rumeur avait suivie la sortie du dernier album[1]), mais c’était un concert nettement plus impressionnant. Pas non plus pour ce qui est de l’apparence ou du glamour, eux n’avaient vraiment l’air de rien, en particulier le claviste, avec ses lunettes, son gilet en laine, et ses cheveux gras coiffés d’une belle raie sur le côté ; c’est la musique, qui finissait par emporter dans un drôle d’univers sans repères précis, à force de répétition et de lancinance rythmique. Ça m’a fait un peu penser au concert de Air, pour ce qui est de l’ambiance, mais en beaucoup plus aventureux, moins téléphoné par les clichés et pour le succès. Peu de mélodies franchement identifiables, et pas non plus de constructions de morceaux classique, celle à laquelle la pop a habitué (et qu’on défendait bec et ongle dans La Musique), axée sur des lignes mélodiques — il n’y avait d’ailleurs pas une bribe de chant, quoique ce ne soit pas nécessaire à ce type de construction non plus. Ce n’est pas qu’elles étaient absentes, au contraire, mais elles étaient simplement des parties d’un tout, sans aucune vocation à prééminence ; pas du genre de celles qu’on fredonne même si on ne connaissait pas les morceaux avant. Tout était beaucoup plus basé sur les boucles rythmiques lancées par le « chef d’orchestre », qui ne jouait pas, au sens habituel du terme, mais tournait des boutons et fumait des cigarettes ; des boucles de sons vaguement percussifs, qui là, faisait nettement penser au Krautrock, sur lesquelles il ajoutait un travail sur des ondes sonores proche de ce que fait John McEntire dans Tortoise, ou de ce qui forme l’essentiel de la musique éprouvante des Finlandais de Pan(a)sonic[2]. Là dessus, un claviste, donc, qui usait parfois immodérément de sons estampillés années 80 (ce qui aujourd’hui sonne comme le plus ringard, mais dont ressortait finalement une sorte de poésie décalée — comme lorsqu’on aime un truc un peu minable justement parce que ça l’est), un bassiste branché directement sur la sono, et un batteur métronomique, concentré sur de multiples contretemps. L’intérêt était que tout était joué en direct, sans aucun sample d’instruments ou bruits, voix, surajoutés. Assez loin, donc, de ce qui fait l’ordinaire (de qualité ou pas) de la musique électronique depuis qu’elle tient le devant de la scène. Quelque chose de sans âge, compact et rigide — pas groovy pour un sou. Et comme le public n’était pas nombreux, on pouvait d’autant mieux en profiter, s’immerger dans cette ambiance inhabituelle — peut-être en effet très allemande. Enfin je suis très heureux d’avoir vu ça. Mais j’aurais bien aimé y être avec une fille, plutôt qu’avec mes poilus quotidiens.
Je n’en ai pas parlé sur le moment (en partie à cause de mes interrogations de dimanche[3]), mais vendredi soir, j’ai vu le concert de Sonic Youth. C’était autre chose, la salle était bondée, et l’ambiance autrement plus électrique dans le public. Et c’était formidable ; je dirais même le meilleur concert d’eux que j’ai vu, à part le premier à Reading (qui avait aussi l’attrait d’être le premier, et d’avoir été longtemps désiré). Celui de cet été m’avait un peu refroidi, je craignais le même déluge un peu assommant, mais ça n’a pas du tout été le cas ; au contraire, une prestation dense, ramassée, inventive, énergique. Et avec un bon contact entre le groupe et le public, facilité par la petite taille relative de l’Olympic. On dira ce qu’on voudra, mais lorsqu’on aime vraiment la musique, rien ne vaut les petites salles — aussi parce qu’on est moins physiquement pressuré par la présence collante des autres : là, je suis resté de bout en bout derrière la console, donc aux deux tiers de la salle, et c’était parfait, j’ai tout vu sans avoir à maudire un grand type suant venu se coller devant moi, ou d’incessants mouvements de gens qui vont et viennent dans la masse de chair. Le groupe a été très bon. Les passages bruitistes étaient souvent courts et très maîtrisés, et les parties à l’intérieur des morceaux renouvelées (si tant est qu’on puisse dire que les précédents leur soient extérieurs, ce qui est un abus de jugement, propre qui plus est trop souvent à dévaloriser le travail du groupe). Lee Ranaldo en particulier, qui portait cette fois barbe grisonnante, a été brillant. Pour terminer, ils ont refait un « Death Valley 69 » très punk rock, avec Kim Gordon, Ranaldo et Thurston Moore chantant les refrains à l’unisson, avancés vers le micro dans un geste volontaire, et la même improvisation à base de samples (je crois) et de bruits divers et variés que celle par laquelle ils avaient terminé à Brest — quelque chose d’assez différent des orages électriques auxquels ils nous ont habitués, et qu’ils n’ont pas dédaignés cette fois-ci par moments, à base de sons plus percussifs, moins continus ; il me semble que c’est une version d’un morceau qu’on trouve sur SYR 3, « Radio-Amatoroj ». Mais le plus emballant, et dont je me suis rendu compte avant même le début du concert, lorsque mes yeux sont tombés sur la tracklist de l’ingénieur du son, c’est qu’ils ont fait une véritable rétrospective de leur carrière, avec au moins un morceau de chaque album depuis Bad moon rising, et des sommets comme « Teenage Riot » (dont les guitares auraient pu être plus puissantes), « Tom Violence », que je n’avais pas entendu depuis longtemps, « Schizophrenia » ou « Mote », chanté par Lee Ranaldo : lorsque j’en ai entendu les premières mesures, j’étais tellement ému que les larmes me sont montées au yeux, et que j’ai dû serrer les dents, me mordre les lèvres pour ne pas pleurer. Ça aurait paru bizarre d’être ému aux larmes par un concert de Sonic Youth.
[1] Mais ça ne tient qu’à mes goûts : Broerec et Cédric ont pensé exactement le contraire ; Broerec a même été vraiment séduit, ce qui n’était pas gagné.
[2] J’ai acheté un de leurs albums au printemps dernier, c’est vraiment de la musique pour faire peur aux enfants ; le genre de disque qu’on ne peut écouter en entier plusieurs fois d’affilée que par masochisme ou snobisme désœuvré — à la limite pire que les morceaux sortis par Sonic Youth sur leur label SYR, ce qui n’est pas peu dire, même si c’est dans un genre différent — les manipulations crispantes d’ondes remplaçant les larsens de tout bord.
[3] Je suis un peu retombé du côté thèse de la crête sur laquelle j’étais (pouvait-on vraiment en douter ?), après une conversation avec Joris au téléphone lundi soir, ainsi qu’avec Mathieu, qui m’ont soutenu qu’arrêter serait idiot, ne garantirait pas le succès ailleurs, et que ceux que j’enviais n’étaient pas moins emplis d’angoisses et de doutes (Loïc notamment m’a été donné comme exemple). Mais les difficultés à y arriver, tout bêtement à me concentrer, à m’y engager n’ont pas du tout disparu, c’est très problématique. J’ai continué à travailler, mais en m’entourant d’un luxe de précautions névrosées : j’ai surtout lu, repris des notes, etc. — une manière de reculer, reculer encore le moment de s’y mettre, de se coltiner la réalité du travail, son côté le plus aventureux. C’est ça le problème, je crains ce qui est aventureux : je ne risque donc pas d’aller loin. Il me faudrait être sûr avant d’esquisser le moindre geste. Et ça ne date pas d’hier ; mon grand-père ne cessait de le répéter lorsque j’étais gamin.