— Nantes qu’il faudrait peut-être savoir quitter pour que ça change : quitter pour ne pas évoluer comme les semi-losers qui m’entourent. Petitesse de nos vies ratiocinantes, petitesse du chemin obligé Flesselles-Saguaro-vernissage à la Park Galerie-Olympic et tutti quanti. De nos conversations de sempiternels empêchés. C’est Madeleine qui a insinué cette idée en moi tout à l’heure : comme Baptiste a changé depuis qu’il est à Paris. Sauf que c’est son problème, à elle, qu’il ait changé. En soi, c’est bien, mais il semblerait qu’il ne veuille plus revenir maintenant (il est même avec une fille d’Aix, quoique ce ne soit pas forcément déterminant). Alors elle déprime, elle ne peut s’empêcher d’y penser à longueur de journée, d’échafauder des stratégies foireuses, et de ne pas résister à l’envie de l’appeler. Sauf qu’il ne lui dit pas non plus clairement ce qu’il en est entre eux deux de son point de vue à lui. En gros, ça fait maintenant plus d’un an qu’ils n’arrêtent pas de se rater ; depuis qu’elle l’a quitté parce qu’il était trop lose. Je l’ai conseillée comme j’ai pu ; j’ai une assez bonne expérience de ce genre de situation (malgré moi !), mais ce n’est pas facile pour autant : parler de ce qui ne va pas remonte de toute façon le moral, fait prendre de bonnes résolutions (je suis également très fort là-dedans) ; mais mes recommandations n’avaient rien que de très banal, qu’il faut être fort, plutôt chercher à se reconstruire déjà au cas où il ne reviendrait pas, se bouger, ne pas s’encroûter, etc. De toute façon, les moments vraiment bas, quand on a le caractère à les connaître, pas trop de moyens d’y échapper. Le mieux qu’on puisse faire est de s’efforcer qu’ils ne durent pas trop, et qu’on ne soit pas à ramasser à la petite cuillère quand ils sont passés ; mais là encore, on n’y arrive pas toujours. Et puis le problème, c’est aussi qu’elle est seule à Arras, qu’elle n’a encore rencontré personne avec qui sympathiser. Bref, situation pas facile.
Hier soir, je suis allé voir (seul : trouvé personne pour m’accompagner) Rien sur Robert, le dernier film de Pascal Bonitzer, avec Fabrice Luchini — un Luchini excellent, beaucoup plus sobre que d’habitude ; avec des acteurs très bons dans l’ensemble. Ça me fait penser maintenant tout à fait à l’histoire de Madeleine et Baptiste, à leurs ratages répétés ; mais le personnage de Didier Temple (Luchini donc), ce critique qui s’enfonce et ne parvient pas à s’en tirer — et dont les faiblesses ne sont pas nouvelles, mais seulement démasquées et d’autant plus cruelles à vivre — m’a fait penser à moi tout autant, ou par certains traits à Ermold le Noir, imprécateur parfois pris à son propre jeu, déçu et pas capable de trouver grâce à ses yeux. D’autant qu’il partage avec Luchini ce même verbe abondant, ce même regard à fleur de peau, volontiers exorbité et incrédule. Tout un petit monde que je connais bien, qui n’est pas juste (et banalement) germano-pratin : les gens qui ont passé la trentaine et ne sont pas franchement ce qu’ils auraient rêvé d’être lorsqu’ils avaient vingt ans. Gens pour qui l’amour est beaucoup plus compliqué que dans les films d’Hollywood : c’est à dire ce qu’il est maintenant, mais avec des traits poussés par la comédie grinçante et des dialogues brillantissimes. Sans parler d’un choix délicat des situations les pires, celles qui sont trop rares pour ne pas finir noyées dans le flot lénifiant du quotidien : l’humiliation en public par un de ses vieux maîtres (pontifiant néanmoins : joué par un Piccoli trop cabotin à mon goût), qui accuse le pauvre Didier de n’être qu’un mauvais faiseur, et tout ça lors d’un dîner où il s’est cru invité par erreur ; la confession dans le détail par sa copine de l’infidélité sexuelle qu’elle lui fait avec un gommeux réalisateur de télé ; l’engueulade publique avec Maman ; le rendez-vous foireux avec le rival (si encore il n’y en avait qu’un !), la tentative de suicide de l’amante de hasard, un peu dérangée, et très convoitée elle aussi. C’est un peu moins bon lorsque ça vire au vaudeville pur et simple — les protagonistes réunis dans un chalet à la montagne : le seul intérêt de cette séquence est de donner envie d’aller dans les Alpes, ce qui est un peu mince (ça se passe face à la chaîne des Aravis, qui m’évoque pas mal de souvenirs d’enfance ; ce n’est pas qu’ils soient forcément magnifiques, mais ça m’a donné envie de retourner là-bas — de toute façon, comme vous avez pu le remarquer, j’en ai marre de la ville ces derniers temps, il me faudrait un endroit où me ressourcer). Ça ne se finit pas mieux que ça n’avait commencé : le cauchemar, quoi. Mais le cauchemar qui n’a rien d’extraordinaire. Lorsque je suis sorti du cinéma pour rejoindre le bar, tous les gens m’ont paru affreux : des jeunes crétins à casquette et hâbleurs, un VRP en cravate voyante traînant sa pute qui ne l’était pas moins, des couples dans la quarantaine dont la vie sexuelle est médiocre rien qu’à les voir, et dont les joies par ailleurs ne le sont pas moins, des vieilles bourgeoises drapées dans une prétention qu’elles croient chic et bien comme il faut. Rien d’attirant dans toute cette humanité ; et moi je ne savais pas trop si je devais m’y inclure où la regarder de haut seulement.