Jeudi 4 mars 1999, Nantès

Enfin terminé une lettre à Clément et Hélène. J’ai battu mon record, elle fait vingt-deux pages. J’avais pas mal de choses à leur dire, je ne me suis pas forcé du tout ; ça va seulement être d’une lecture un peu indigeste, j’imagine. J’espère qu’elle arrivera bien — c’est toujours ma crainte, que le courrier se perde en route. Là, ça m’ennuierait d’autant plus.

Cet après-midi à Rennes, sans envie, mais il faut bien y aller de temps en temps. C’était l’avant-dernière de la série des conférences de Gagnepain cette année ; c’est dommage, parce qu’il avait prévu d’inviter Changeux, Bourdieu, et un astrophysicien, paraît-il iconoclaste : mais ils se sont tous décommandés. Ce sera pour l’an prochain (peut-être). Il ne faut pas que ça tarde trop, Gagnepain montre toujours la même santé en public, mais il a quand même soixante-dix-sept ans ; il n’est donc pas impossible que les effets de l’âge se fassent bientôt sentir. Mais comme quoi, la contestation, ça conserve (pour ça, il n’a pas changé). J’ai aussi pu parler à Branger ; j’ai enfin surmonté mon blocage. Et il ne m’a pas cueilli de haut du tout. Je lui ai promis quelque chose pour dans quinze jours : il va falloir accélérer la cadence. J’ai une petite quinzaine de pages d’études manuscrites, mais ce que je voulais défricher est loin d’être terminé, et surtout, c’est dans le plus grand des bordels — parce que ma pensée l’est pas mal. Je ne sais pas trop où je vais. Je bataille des jours pour ouvrir une porte, puis après quelques pas, le chemin se révèle une impasse, il faut revenir en arrière, mais je perds mon chemin, je ne parviens pas à repartir d’où j’étais parti — des tas de fragments sont en chantiers, souvent contradictoires les uns avec les autres, et je ne sais pas trop comment m’en tirer. Je n’ai aucune certitude quant à la qualité de ce sur quoi je suis pour le moment, mais ça aura en tout cas été accouché dans la douleur, les cigarettes, cernes sous les yeux dans le vague, envie de dormir ou de vomir selon les cas, la tête ailleurs, des litres de café et de thé et toujours un fourmillement sournois dans la région la plus basse du cerveau. Il y a des trucs qui grouillent. Mais quoi ? Je crains quand même de me faire jeter, avec mes maigres pages. Mais d’avoir réussi à aborder Branger me redonne tout de même un peu de courage.

Giboulées de mars au retour.