Mardi 20 avril 1999, Nantes

Il a plu comme vache qui pisse sans discontinuer toute la journée, avec régularité (ce qui n’exclut pas violence). J’ai profité d’avoir la voiture de Chepe pour aller faire des courses à Hyper U, je n’avais plus rien à manger, revenant de Méliniac : ce midi, j’ai déjeuné de quelques tartines beurrées de pain rassis et de sardines à l’huile, dernier recours, puisque je savais qu’elles me pèseraient sur l’estomac le restant de la journée. Mais à peine passé le rond-point de Rennes, le balai de l’essuie-glace gauche s’est brusquement détaché de sa tige, de telle manière que le métal en est venu grincer contre le verre du pare-brise ; au bout de trois secondes, je ne distinguais plus qu’à peine la voiture qui me précédait, et je risquais un accident à tout moment. Craignant que le mouvement ne provoque une rayure sur le verre, j’ai coupé les essuie-glace. Mais le temps de trouver un endroit où m’arrêter pour remettre tant bien que mal, sous la pluie battante, ce foutu bout de métal en place, il m’a bien fallu les actionner encore de temps en temps, pour nettoyer ne serait-ce que la partie droite du pare-brise pour y voir un peu (je conduisais penché de manière absurde vers la droite). Et ça n’a pas manqué : une belle marque en arc de cercle sur le verre juste au niveau des yeux. D’autant que ça s’est à nouveau barré au retour, et que j’ai dû à nouveau trouver un endroit où m’arrêter. Il va falloir expliquer ça à Chepe à son retour. Je n’y suis pas pour grand-chose, mais je suis quand même responsable ; et ça me pèse de devoir porter cette responsabilité (vu comme il est maniaque en plus) : pourquoi cela a-t-il fallu que ça m’arrive justement alors que ce n’est pas ma voiture ? Résultat, les courses m’ont fait encore plus chier.

J’ai poursuivi le travail entamé à Méliniac : relecture de la thèse de Branger, lecture de Bachelard, des Essais d’histoire et de philosophie des sciences de Canguilhem. C’est ardu, mais un miel pour l’esprit. Le séminaire qu’a fait Branger le 8.4 sur mon travail m’a fait comprendre que j’avais manqué de hauteur épistémologique, et qu’il était nécessaire d’avoir toutes les idées en place avant d’entamer une rédaction. Ce n’est pas la voie sur laquelle je m’étais engagé avec ce document que je lui ai rendu fin mars. Je risquais de me perdre dans le non-sens (ou le non-pertinent : d’ailleurs, j’en étais déjà à des impasses). Le problème est que j’ai à nouveau l’impression d’être au pied d’une montagne sans savoir comment je vais pouvoir en entamer l’ascension. Comme de trop nombreuses fois avant. Avec un temps qui m’est encore plus compté. A Méliniac, en plus, je suis loin d’avoir travaillé comme je l’aurais voulu ; je n’arrivais pas à me concentrer. J’ai glandouillé, lu (Le Colonel Chabert et Le Curé de Tours, dans un petit volume antique qui traînait sur la commode). Je ne pense pas même m’être reposé. Seul l’éloignement des cafés m’a fait du bien — et je serais volontiers resté encore ; j’ai des envies de campagne, la ville ne me paraît vraiment pas attrayante en ce moment, ses séductions ont bien disparu (à part le cinéma). Pour peu qu’elle ne soit pas exclusive, à Méliniac, la solitude ne me fait pas peur, alors qu’elle est ici un poids insupportable, à tourner comme rat en cage dans l’espace restreint de mon salon-bureau (c’est bien pour ça que je cherche sans cesse à m’échapper, dans des distractions que je n’ai plus du tout envie d’appeler des plaisirs, tant elles ne sont en rien constructrices – et ça m’amène même à ne plus appeler amis mes amis… J’assimile à la ville, délétère parce que répétitive, le lieu de naissance et de propagation de cet ennui/ravissement destructeur qui habite sans cesse Ermold ; sauf que j’ai l’impression — peut-être fausse — que ce n’est pas rédhibitoire. Je n’ai en tout cas pas envie de bâtir mon existence là-dessus comme lui le fait ; du moins pas en ce moment, et, de toute façon, pas en ces termes). Je n’ai pas non plus écrit, mis à part quelques notes lundi, que j’ai reportées ici sans grande conviction. C’est comme si l’absence de l’ordinateur me coupait toute envie, comme si le manuscrit ne pouvait plus convenir. Parce que c’est trop fatigant peut-être, parce que les pages du carnet sont trop petites. Je passe ainsi sous silence nombre de choses qui auraient tout aussi bien pu être notées que ce que je colle ici d’habitude, qui font que l’image de ce qui s’y est passé est des plus tronquées. Mais à quoi bon l’exactitude ? La recension psychologisante de mes états d’âme ? Je le fais déjà bien assez. Et ce qui doit en sortir sortira bien un jour (comme sortiront peut-être nombre d’événements antérieurs, plus conformes à la substance habituelle de ces pages, événements parfois marquants, mais dont je n’ai rien dit ; par paresse, « manque de temps », ou que sais-je encore ? Parfois de quoi même faire tout un roman[1]).

[1] Qu’il faudra faire un jour, si j’en ai le courage. Si j’en ressens la nécessité. Voilà le grand mot. Rien ne sert de s’étourdir de petits rien ; il faut trouver ce qui doit compter vraiment. Il n’y a nulle autre voie. Alors tant pis, si je reste de longs moments sans écrire.