Jeudi 13 mai 1999, Nantes

C’est mon problème depuis quelques mois, d’être continuellement fatigué, incapable de me concentrer, et même d’avoir, de manière régulière de la fièvre dans l’après-midi, les yeux qui me brûlent. Je me suis résolu à prendre rendez-vous chez le médecin. Mais il n’a rien trouvé ; rien du tout, tension normale, pas de signe d’anémie, aucune douleur interne. Il en a conclu que j’avais un « petit coup de mou psychologique » (ce en quoi il n’avait pas tort), et m’a prescrit des antidépresseurs pour trois semaines. Je commence à en ressentir les effets indésirables : mal de tête, une nausée tenace toute la journée, et un arrêt brutal dans le désir sexuel. Se faire prescrire des antidépresseurs par un généraliste, un comble pour quelqu’un qui s’assoit chaque semaine depuis plus de deux ans dans le cabinet d’un psy. Sauf que je ne lui en ai pas parlé — j’ai fait plus que mentir par omission. On peut juger que c’est une attitude bizarre vis-à-vis d’un médecin, et un manque de confiance : ça l’est ; mais c’est aussi que je n’avais pas prévu qu’il m’entraînerait sur ce genre de terrain. D’ailleurs, c’est un pan de mon existence que j’évoque très peu ; lorsque j’en parle, on ne me croit souvent qu’à moitié ; Sonia, par exemple, les rares fois où j’ai abordé la question, avec le plus grand ton de sincérité possible, a refusé de me croire. Comme j’en avais marre, j’ai fini par brouiller les pistes et admettre que j’avais peut-être menti. Elle croit de toute façon que la moitié de ce que je lui raconte est faux, elle me prend pour un grand raconteur d’histoire. Alors que tout le monde sait bien que je m’efforce de dire la vérité, et que je n’ai qui plus est ni l’imagination, ni la présence d’esprit suffisantes pour être un bonimenteur valable (je n’ai jamais menti que de manière très grossière volontairement, et toujours pour draguer les filles[1], du style raconter que mon père était un dangereux malfaiteur et que j’allais lui rendre visite toutes les semaines à la prison. Peut-être croit-elle que je la drague. Erreur, dont j’espère qu’on n’aura pas trop à pâtir un jour[2]).

J’avais parlé à Ermold de ma fatigue, il m’avait assuré qu’il ressentait la même lorsqu’il était sur sa thèse, qu’il n’avait jamais autant fait la sieste ; mais quand j’ai évoqué carrément la possibilité d’une maladie quelconque, quelque chose comme une mononucléose, il a éclaté de rire : c’est exactement l’idée qu’il avait eue aussi !

[1] Comme à tout le monde, il m’arrive de dissimuler en d’autres occasions, mais ce n’est pas pareil : tout le monde n’est pas censé tout savoir de notre vie.

[2] Tout à l’heure au téléphone, elle m’a demandé si elle pouvait mettre ce soir pour sortir la veste que je lui ai prêté hier soir pour qu’elle rentre, parce qu’elle avait froid ; j’ai beaucoup hésité, ça sentait un peu trop la tentative d’appropriation… Ce que j’ai toujours évité avec elle. Samedi soir, Adeline et Fred font un petit truc chez eux (en plus, c’est la finale de la coupe de France, avec Nantes), et Fred m’a suggéré de l’inviter — j’avais déjà hésité à le faire. Je lui ai transmis, mais tout en le regrettant. En un sens, j’ai un peu pitié d’elle, parce qu’elle n’a pas beaucoup d’amis (et qu’ils n’ont pas l’air d’être bien terribles, il faut être honnête, je n’ai aucune envie de les rencontrer), je me suis dit que je pourrais lui présenter certains des miens, et que ce serait une manière de développer notre complicité dans un autre sens que celui de l’enfermement qui caractérise notre relation équivoque. Mais maintenant, j’ai peur qu’elle s’accroche — ce qui ne ferait jamais que m’éloigner d’elle, puisque je ne suis pas amoureux. Pour le moment, la situation est gérable, mais il ne faudrait pas que je me mette insensiblement dans la merde.