J’ai été mauvaise langue hier. Tant pis, je n’effacerai pas pour autant. En fin d’après-midi, on est finalement bien allé voir le Tsai Ming-liang ensemble (une seule séance par jour, et on n’était pas nombreux). Avec Stéphanie et sa sœur. Puis pris un verre en terrasse au Bouffay, rejoints par Jennifer. Séverine, la sœur de Stéphanie, donc, est agréable ; et jolie fille. Ses défauts sont qu’elle travaille pour une grosse entreprise agro-alimentaire (ou quelque chose dans ce goût-là), et que son copain est madeliniste (paraît-il). Pas un mince péché.
J’ai bien aimé le film, qui a en revanche ennuyé mes camarades. Peut-être que d’en avoir vu deux avant permet d’entrer dans l’univers du cinéaste plus facilement, parce que c’est vrai que c’est difficile ; et lent, et toujours glauque. Je m’étais d’ailleurs plutôt emmerdé à la projection des Rebelles du dieu Néon, le premier que j’ai vu il y a un an. Et puis on s’habitue. Il y a bien deux ou trois moments où je me suis agité sur mon siège ou ai craint de sombrer dans le sommeil, mais c’est parce que j’avais très chaud au pieds, et qu’il fallait bien digérer le repas d’anniversaire de Papa ce midi, où Maman s’est surpassée (comme d’habitude). On retrouve exactement les mêmes ingrédients que dans les autres films du réalisateurs — et les mêmes acteurs, Lee Kang-sheng en premier, évidemment[1] (toujours excellent dans des situations pas très faciles à jouer ; minimaliste le reste du temps) : les appartements délabrés, les zones souterraines semi-industrielles, et l’eau. Là, c’est bien simple, il pleut tout le temps ; il ne doit pas y avoir un seul moment où le bruit d’une pluie diluvienne n’occupe pas le fond de la bande sonore. Et il y a des fuites entre les étages. C’est même de là que vient l’essentiel de l’histoire, et le titre : pour vérifier qu’il n’y a pas une fuite dans un des tuyaux passant dans le sol de l’appartement de Lee Kang-sheng (ça ne cesse de tomber dans celui de la femme qui vit en dessous, comme d’habitude, elle est même obligée de tenir une bassine au-dessus de sa tête lorsqu’elle est assise sur les chiottes), un plombier y a creusé un trou qui a percé le plafond du dessous. D’où un lien entre les deux personnages, dont on suit au départ les tribulations séparément. Le garçon observe la fille, vomit par l’orifice un soir où il trop bu, y verse de la cendre de cigarette, et finit par l’agrandir assez pour y passer sa jambe, puis un corps tout entier. La communication progressive entre les deux être me semble d’ailleurs une éclaircie par rapport aux autres films de Tsai Ming-liang que j’ai vu. Dans La Rivière, par exemple, on n’arrivait qu’à peine à pénétrer dans l’appartement du dessus d’où provenaient les gigantesques fuites d’eau dans celui des protagonistes. Quoique ça en donnait à la fin l’explication, alors qu’ici on n’a aucune, mis à part le fait qu’il pleut à verse — non plus qu’on n’en avait dans celui où l’eau remontait du sol par les orifices d’évacuation[2]. Mais que puisse se développer un amour salvateur entre les deux personnages, voilà qui est nouveau. C’est d’ailleurs une belle scène que la dernière, la fille était malade, semblait condamnée (tout se passe dans un quartier qui a été mis en quarantaine à cause d’une grave épidémie virale qui transforme les gens en des sortes d’insectes humains, rampant et cherchant l’humidité et l’obscurité comme les cafards — c’est pourquoi il y a aussi peu de personnages : ceux qui n’ont pas voulu fuir, sans qu’on sache leurs raisons), le garçon lui passe un verre d’eau par le trou, puis tend son bras, et lentement, la remonte vers la lumière. En un long plan immobile, à plat, qui ne montre pas le plafond. Les plans-séquences immobiles sont d’ailleurs quasiment une constante, et toujours très composés, d’une manière antonionienne, géométriques (l’architecture s’y prête, comme chez Antonioni), et multipliant les plans de distance. Ils composent un univers d’enfermement bizarre, accentué par le fait qu’il y a rarement plus d’un personnage à la fois. Tsai Ming-liang applique également ce principe à la déception des attentes : si la femme lève la tête pour regarder le plafond, le plan ne changera pas jusqu’à la fin de la scène, il ne montrera jamais ce qu’elle voit en plan subjectif (ou pas). On peut en relever de nombreux exemples, qui finissent par donner une marque stylistique très puissante — et tout à fait chinoise : c’est aussi fréquent chez Hou Hsiao-hsien, il me semble. Sauf qu’ici de ce vide naît une grande tension, sourd un malaise irrépressible. Les films de Tsai Ming-liang sont éminemment inconfortables. Avec des éléments inexplicables, dont la récurrence devient obsédante ; la pluie évidemment, la maladie de cou de Lee Kang-sheng dans La Rivière, l’épidémie ici, ou les sacs d’ordures régulièrement balancés des étages supérieurs dans la cour au milieu de l’immeuble (dont on ne voit jamais le bas, à vrai dire, les plans sont le plus souvent horizontaux), sans que les personnages à côté desquels ils passent s’en émeuvent. Lorsqu’on sort, on a envie de soleil, ou de passer sous une douche pour se sentir propre. L’être humain est englué dans un univers à la limite de la science-fiction cheap, dont il parvient rarement à s’extraire. Et il n’y a jamais beaucoup d’explications. Tsai Ming-liang avoue avoir beaucoup de mal à regarder les films américains, et on le comprend : son cinéma est aux antipodes. Est-ce une « modernité » (un terme à toujours employer avec précaution) ou un trait de la culture chinoise ? c’est très graphique (mais sans une pesanteur rigidifiante dans l’image), et il reste très évasif sur ce qui se passe. Là on finit par comprendre que l’essentiel des relations qui s’esquissent entre la femme et le garçon est à chercher dans les séquences les plus inattendues : des chansons de comédie musicale très années 60 qui arrivent comme des cheveux sur la soupe, filmées en costumes kitsch, mais dans les lieux mêmes où se situe l’action : ascenseur, escalier d’immeuble, etc… Ce sont les paroles qui le révèlent. C’est assez fort. Et totalement réfractaire à toute tentative d’identification. Tout à fait le genre de film qui se bonifie en pensée des jours encore après qu’on l’ait vu. Ce sont les meilleurs, ceux qui cheminent en nous.
En revanche, je n’ai pas du tout accroché au Temps retrouvé. J’ai trouvé ça chiant comme la pluie. Déjà, il y a le fait que j’avais lu dans PIL’ que ça durait une heure quarante, alors que ça durait en fait deux heures quarante (je trouve ça long, mes facultés d’attention ont du mal à être au mieux aussi longtemps, et je n’aime pas décrocher dans un film ; et en plus, Joris nous avait invité à passer chez lui boire un coup et « manger le dessert » après le dîner que Stéphanie et lui avaient préparé à Emmanuelle et Philippe) ; je me suis agité sur mon siège les deux tiers du temps. Mais ça m’a aussi paru très raté. Au contraire de la plupart des critiques dignes d’intérêt que j’ai pu en lire. Je ne dis pas que Ruiz n’a pas trouvé des solutions cinématographiques ingénieuses aux problèmes posés par l’adaptation, ni que son film n’est pas riche ; mais je persiste à ne pas bien voir l’intérêt de la chose. C’est à mon sens assez vain. Et très froid. Il ne rend rien de ce qu’on peut ressentir à la lecture de Proust — je doute d’ailleurs que quelqu’un qui n’en aurait aucune notion réussisse à ne pas s’y perdre, il y a beaucoup trop de personnages, qui n’apparaissent, pour certains, que quelques scènes, la chronologie est trop entrechoquée. Je ne dis pas, là non plus, qu’il aurait fallu aplatir le tout ; mais dans La Recherche, les séquences sont suffisamment longues pour qu’on ne se sente pas ainsi perdu ; là, je ne vois pas trop bien ce qu’on peut en retenir au-delà d’une impression des plus superficielle.
[1] Je crois même qu’il a déclaré souhaiter faire tous ses films avec lui, pour le voir vieillir peu à peu, évoluer. Mais vue la fréquence avec laquelle on le voit en slip à chaque fois, c’est peut-être aussi parce qu’il est amoureux de lui.
[2] Je n’arrive plus à me rappeler si c’est dans Rebels of the Neon God ou non.