Coup de fil à Xavier, dont c’était l’anniversaire hier.
Pour le reste, je ne ferai rien ce soir, j’ai encore bu comme un trou toute la soirée de dimanche (la semaine dernière, je suis sorti six soirs sur sept, et à chaque fois j’ai picolé. Je ne sais pas s’il faut penser que c’est malheureux). Ermold le Noir et moi avons eu une superbe idée de mystification artistique, qui serait en même temps un petit acte subversif : c’est là qu’en est notre réflexion, qu’il faut être sans cesse subversif, et ne pas jouer le jeu, parce que ça implique aujourd’hui obligatoirement d’être récupéré — et en particulier en matière d’art « contemporain », qui ne signifie plus tant que c’est un art fait aujourd’hui qu’il ne représente un genre devenu académique, avec ses codes et ses tics. Au départ, il y a eu une conversation vendredi soir avec Jolicœur, avec qui on a imaginé qu’il écrive pour le magazine Talents un article sur un artiste inventé — on a pensé l’incarner en Adalard, qui fut l’éternel artiste en devenir, sans jamais rien faire[1]. Mais Ermold et moi avons ensuite étendu l’idée. Pour que la mystification fonctionne, il faut qu’il y ait une exposition d’œuvres (sinon le journal n’acceptera pas de passer l’article) ; il faut donc soit feindre d’en monter une — ce qui implique communiqués de presse et cartons d’invitation au vernissage — soit, et c’est ce qui serait le plus crédible, en monter réellement une : mentir risquerait trop d’être découvert avant — ce ne serait même pas difficile, et le ridicule nous retomberait dessus. Inventer un artiste, et lui donner des titres de noblesse quelconques est sans doute faisable, si du moins quelques personnes du milieu sont dans la confidence : après tout, avec la Park Galerie, Jolicœur a un rôle de découvreur de jeunes talents, il peut avoir été rencardé sur quelqu’un d’encore inconnu mais prometteur. On peut donc éventuellement conserver Adalard, et même utiliser ses photos, pourquoi pas ? Mais lui créer de toutes pièces une œuvre valable (quoique ce soit une idée qui nous plaise depuis un moment — et qui n’est pas sans précédent dans l’art contemporain), n’est pas très facile ; ce n’est pas non plus le plus intéressant. J’ai défendu cette idée parce qu’on avait pensé que notre artiste aurait abandonné toute pratique, à l’instar de Marcel Duchamp. C’est là qu’intervient l’exposition réelle : on fait le plus de battage possible pour rameuter des gens au vernissage (avec des cartons du style « Art extrême, performances visuelles et sonores, pornographies, etc. »), et à l’exposition, il n’y a rien. Seulement le bar avec des bouteilles posées dessus, et une barrière en interdisant l’accès. Une manière (pas fondamentalement nouvelle) de montrer que la picole, le public n’est là que pour ça, et que ce qui est montré, il s’en fout pas mal.
Avant cela, Ermold m’a appelé vers midi, pour me raconter la soirée à Oxymore, et me proposer d’aller voir Crash, de Cronenberg, que ni lui ni moi n’avions vu au moment de sa sortie, et qui passe cette semaine à l’Apollo à dix balles. Visiblement, la soirée ne valait pas trop le coup, la plupart des groupes étaient minables ; il m’a décrit comme pathétique « la Sorinette », qui s’est crue tout de suite être une star, et Morice, qui a réussi à être encore plus bourré que L’Ouzo et René Bergère réunis vendredi de la semaine passée. Je n’ai donc bien pas raté grand-chose. D’autant plus que n’ayant pas sa santé, je n’aurais jamais pu tenir hier : en sortant du cinéma, halte obligatoire pour prendre un pot, au Duo rue Scribe, où les bières se sont enchaînées à vitesse folle, surtout lorsque nous avons été rejoints par P. V., « le petit V. » comme il l’appelle, le parent du poète inspirateur du surréalisme, qui passait par là (j’ai déjà dû en parler ici)[2], et par un collègue d’Ermold. Puis lui et moi, déjà bien allumés, avons échoué à la Taverne de Maître Kanter à onze heures et demie, après avoir vainement cherché un restaurant où dîner, vaste hall froid où nous avons poursuivi nos conneries éméchées jusqu’à une heure du matin. Une soirée à plus de deux cents francs, ce n’est pas très raisonnable.
Crash : un film intéressant, et qui remue les entrailles, mais qui ne m’a pas entièrement convaincu. Il pourrait aller formellement plus loin — la musique en particulier est inutile, la remplacer par une utilisation plus forte des bruits mécaniques aurait été bien plus incisif. Et puis Cronenberg a une esthétique parfois un peu trop télévisuelle. Même si on peut la concevoir comme une manière d’entrer dans le système pour le pervertir de l’intérieur (ce qui va jusque pour la thématique : cet instrument de puissance — donc forcément sexuel — qu’est la voiture dans tout le cinéma américain, surtout lorsqu’elle est engagée dans des situations dangereuses, est ici montré comme tel, et de la façon la plus crue). Mais il me semble que c’est une adaptation intéressante du roman de Ballard : qui en conserve avant tout l’esprit pour s’adapter par ailleurs à l’imaginaire du réalisateur (elle est très lointaine dans le détail ; et Cronenberg nomme même James G. Ballard le personnage principal masculin, joué par James Spader). On n’en sort pas indemne. C’est une vision de l’univers moderne pas franchement à l’eau de rose. On peut ne pas partager cette conception, mais ces rapports constants entre les mutilations du corps et la sexualité, entre la machine, jusque dans sa version déchiquetée, et l’homme, voilà qui est troublant.
[1] Il passe bientôt le concours de correcteur – il pourra peut-être faire une autre histoire du siège de Lisbonne (ou de Paris, terminus-des-prétentieux). C’est donc qu’il n’a pas renoncé à faire quoi que ce soit.
[2] Surréaliste dont j’ai appris à l’occasion qu’il n’avait jamais rien écrit que des lettres — et que donc, sans sa rencontre avec André Breton, personne aujourd’hui ne connaîtrait l’existence. Il n’a rien publié, et n’a même rien écrit destiné à ça. Cas étonnant — et à propos duquel je suis même surpris qu’on fasse un tel foin, a priori.