Vendredi 11 juin 1999, Nantes

Il paraît qu’au-dessus de l’Océan Indien se déplace un nuage de pollution d’une surface équivalente à celle des États-Unis… Il viendrait d’être repéré par des scientifiques. Il serait dû, sans doute, à la rapide industrialisation de l’Asie du Sud, et se serait déplacé au gré des vents. La zone qu’il couvre recevrait ainsi 10% de moins de lumière solaire, ce qui doit être suffisant pour que des conséquences graves se produisent sur le climat général, notamment en limitant l’évaporation de la mer, créant ainsi une plus grande sécheresse. Puisque tant de choses se déroulent maintenant à l’échelle de la planète toute entière, il était inéluctable que ce genre de phénomène se produise. Mais on peut néanmoins le voir comme inquiétant.

 

Je sors d’Un Temps pour vivre, un temps pour mourir, de Hou Hsiao-hsien, que je suis allé voir seul au Katorza. J’ai retraversé l’ouest du centre-ville plutôt content. Il faisait encore largement jour. Dans une petite cour à l’angle de la rue Leroy et de la rue Félibien, je me suis arrêté pour observer un chat de gouttière s’en prendre à un de ces scarabées à grosses pinces, qu’on appelle, je crois, un cerf-volant. Le pauvre insecte ne s’en est pas sorti très bien en point, mais il s’en est sorti, le chat a semblé se désintéresser de lui ; auparavant, il l’avait baladé de droite et de gauche avec sa patte, avait essayé sans succès de le prendre dans sa petite gueule pour le croquer. Au bruit, j’ai cru qu’il avait réussi, mais c’était plutôt celui du crissement des dents du chat contre la carapace, ou celui du coléoptère tombant sur les pavés inégaux. Avec ses pinces, l’insecte se défendait vaillamment. Avec les planches vétustes de la barrière, l’herbe vert tendre entre les pavés, et quelques gravats de-ci, de-là, c’était une scène tout à fait digne d’un film de Hou Hsiao-hsien, évidemment[1]. Ensuite, j’ai croisé plusieurs autres chats, dans les petites rues sur l’arrière des artères ; il semble que ce soit l’heure où ils aiment sortir prendre l’air.

Je ne placerai pas aussi haut le film de ce soir que Les Fleurs de Shanghai, mais c’était tout de même très bien, je ne me suis pas ennuyé une seconde de ses deux heures et quart. Il était plutôt dans la lignée des Garçons de Feng-kuei, avec lequel il contribue d’ailleurs à former une trilogie, à teneur autobiographique — je crois d’ailleurs que le personnage principal vers vingt ans est interprété par un acteur qu’on voyait déjà dans celui-là ; les deux ne sont séparés que par un an, Un Temps pour vivre… datant de 1985 : mais il n’était jusque-là pas sorti en France (la copie n’était cependant pas neuve, et il y avait parfois entre les séquences comme des dilatations floues de l’image). Comme dans les autres films de Hou Hsiao-hsien, il y a une manière très habile de cerner des moments cruciaux tout en n’ayant l’air de ne filmer que des tranches de vies banales : la vie d’un jeune garçon, puis d’un adolescent, dans un bourg de Taiwan dans les années 50 et 60. Dispositif narratif d’un grand minimalisme — de même que la mise en scène, qui ne recourt jamais aux effets appuyés, et joue de longs plans immobiles. Qui parfois auraient pu durer bien plus longtemps, je deviens plus straubien que les Straub — cette durée met d’ailleurs en évidence le problème du montage, qui est (notamment) de passer d’un univers visuel (celui d’un plan) à un autre : ici, on se rend vraiment compte quel déchirement c’est. Du moins dans une mise en scène qui n’est pas simplement asservie à l’action (ce qui peut aussi donner de bons films, là n’est pas la question). Sans exagérer, il arrive que ce soit un choc difficilement supportable, même s’il n’excède pas une demi-seconde. C’est changer d’ordonnancement des masses et des lignes, des couleurs, des perspectives. Et cela ne se fait pas toujours sans dégâts, ce que cache le choix des raccords-mouvement, par exemple. En tout cas, un problème épineux pour le cinéaste, à n’en pas douter.

On retrouve les sempiternelles scènes de gangs de jeunes voyous qui se tapent dessus, les scènes d’école ou de repas en famille, l’exiguïté de la maison, et les tatamis qui permettent de se la rejouer Ozu. Toujours, également, ces plans fixes de paysages, que Hou Hsiao-hsien maîtrise comme personne, appelant à la méditation — c’est ceux-là, souvent, qu’on voudrait ne voir jamais cesser. Aussi une grande émotion, comme lors de la mort du père, à laquelle j’ai pleuré vraiment, ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps au cinéma ; parce qu’elle était filmée sans distance, ou parce que j’ai pensé à la mort de mon propre père ? Une douleur authentique, en tout cas, m’a semblé traverser l’écran. Ce qui n’arrive ni lors de la mort de la mère, ni de celle de la grand-mère, traitée avec une extériorité tachée d’une touche accusatrice pour le personnage de A-ah (celui qui, on le suppose, symbolise plus ou moins le réalisateur). Très beau personnage de cette vieille grand-mère sans dents, et qui se prépare pour l’au-delà en fabricant des pièces de monnaie en papier aluminium qui lui permettront de vivre là-bas. C’est autour d’elle que tout tourne, puisqu’elle enterre la génération suivante, donne son nom au héros, fait passer à travers elle l’histoire de tous ces Chinois chassés vers l’île de Taiwan par la révolution communiste (elle parle sans cesse de « retourner sur le Continent », et seul son petit-fils, un jour, accepte de l’accompagner pour un bout du chemin — qui n’ira pas beaucoup plus loin qu’un fossé bordé de goyaviers), et finit par mourir sans qu’on s’en rende compte, dans la triste indifférence d’un monde auquel elle n’appartient plus. Lorsqu’on découvre qu’elle est morte, dans le salon même de la maison, elle a déjà commencé à se décomposer[2].

[1] Ermold, lui, affirme croire au hasard objectif d’André Breton, mais c’est évidemment que l’esprit est orienté incessamment dans des sens spécifiques qui lui font remarquer avec une acuité particulière le moindre événement qui pourrait aller dans le sens du moment, et même le réinterprètent selon lui — ainsi lorsque, sortant de la projection de Jugatsu de Kitano, on avait été frappés de rencontrer l’inhabituel manège gestuel d’une troupe de sourds-muets qui sortaient du Flesselles (événement rare en soi, il est vrai). Par sa capacité de projection du spectateur dans ses univers, le cinéma est très propice à ce processus ; en bref, on continue à se prendre pour un preux parce qu’on vient de regarder Ivanhoé.

[2] Et des fourmis escaladent ses vieilles mains décharnées : référence à Un Chien andalou ?