Si je n’étais pas sorti hier soir, j’aurais raté un grand moment de rigolade. Au Saguaro, où je n’avais pas remis les pieds depuis longtemps ; c’était moins une, ça ferme définitivement demain – mais on aurait pu aller ailleurs, la longue période de fermeture en mai m’a fait perdre l’habitude d’y aller, et les endroits qui l’ont remplacé ne me le feront finalement pas tant regretter que je l’aurais cru. Ermold nous a raconté avec une verve intarissable, et qui lui en faisait jusqu’à oublier de boire, des histoires qui lui sont soi-disant arrivées lorsqu’il avait une vingtaine d’années — « J’étais en première année de psycho », ce qui repousse suffisamment loin pour que ce soit déjà paré de l’aura du mythe ; des histoires aberrantes, totalement invraisemblables. Broerec, L’Ouzo et moi étions pliés en quatre de rire, et, vraiment, je ne mens pas ; il y a au moins six mois que je n’avais pas ri autant. Il faut dire que les occasions de rire à ce point ne sont pas nombreuses. Et contrairement à la femme de L’Ouzo qui y a cru à fond, on est resté jusqu’au bout circonspects sur la véracité du récit ; Ermold a l’air honnête, mais on ne lui donnerait vraiment pas le bon dieu sans confession. Broerec le décrit même comme une sorte de génie du Mal particulièrement pervers (et il n’a pas tort) ; le tout est qu’il est difficile de savoir où est le fond. Peut-être n’y en a-t-il pas ; peut-être est-il dans une perpétuelle fluctuation entre ses extrêmes. Le plus suspect est qu’il ne nous ait jamais touché un mot, depuis le temps qu’on le connaît, d’histoires aussi incroyables ; mais en même temps, il enchaînait avec un tel naturel les situations, ne se trompait pas dans les noms (nombreux), donnait à entendre des personnages si cohérents (quoique réduits aux traits essentiels) qu’on ne savait pas quoi en penser. Il nous a assuré que tout était vrai ; mais vrai peut-être surtout parce qu’il le racontait ; vrai dans le monde du moment plus que dans celui du passé où les choses étaient censées avoir eu lieu… Un vrai conte sordide et plein d’une dimension épique qu’on rencontre rarement. Soit il est fou, mais alors complètement – le genre affabulateur –, soit on est forcé d’admettre que l’existence lui paraisse fade aujourd’hui à côté de ces péripéties rocambolesques. Peut-être les deux à la fois. Il a en tout cas un talent de conteur faramineux. On n’a cessé de le pousser à écrire tout ça, ça ferait un livre très bon, à mille lieues de ce qu’on lit d’habitude dans la littérature française en ce moment. Mais il est surtout sans doute homme de parole. Qui vit moins de vivre que de raconter — mais ne l’admet pas, d’où sa frustration. C’est d’ailleurs en cela qu’il est un authentique génie du Mal, Broerec a raison : il est la Tentation même. Il nous décrit avec force minutie les détails d’un monde enivrant, qui n’est fait que des mots qui sortent de sa bouche (ou peu s’en faut), mais que nous prenons nous pour des chemins possibles dans l’existence, ou des modèles à atteindre.
Au moment où le bar fermait est venue vers moi une ancienne condisciple de la fac, que je n’avais pas vue depuis des années : Fabienne Montero (mais j’ai même hésité sur son prénom) ; elle me cherchait depuis un moment, par l’intermédiaire de Loïc, fameux patron du bar — qui connaît tout le monde (et en bon commerçant, fait tout pour y arriver) —, puisque je suis injoignable par téléphone pour qui ne possède pas déjà mon numéro. C’était pour me proposer une fête, organisée dans une quinzaine par le mari d’une autre ancienne condisciple pour ses trente ans : il semble s’être mis en tête de réunir des « vieux copains » (le problème, c’est que je suis bien incapable de me rappeler quelle tête il a ; tout ça est tellement loin, il y a six ans que je n’ai plus vu tous ces gens, pour la plupart). L’amusant est que mercredi soir, je revoyais dans le sixième livre de ces notes ma dernière rencontre avec de ceux dont je me souviens le plus, Jean-Michel et la lunaire Anne-Cécile. Ermold parlerait une nouvelle fois de hasard objectif. Comme Fabienne (maintenant mère d’une fille de dix-sept mois…) l’a lâché, « ça fait un peu réunion d’anciens combattants », mais après tout pourquoi pas ? Même si j’avoue que c’est genre de chose qui m’intéresse bien peu en général. Je ne veux pas vivre dans la nostalgie — du moins pas dans toutes les nostalgies, toutes n’ayant pas même valeur.
Autre « hasard objectif » : survient une fille souriante dont la tête me dit quelque chose, sans que je puisse me rappeler quoi ; jolie, ce qui pourrait suffire à me l’avoir fait remarquer. Elle présente aussi un vague air de famille avec Fabienne : il s’avère que c’est sa sœur. Ce qu’elle m’apprend, après être venue spontanément me dire bonsoir, et que je lui aie avoué avec franchise que je ne la remettais pas : mais le lien n’est pas celui-là. C’est aussi la copine de Stéphane, le mec avec qui nous étions en discussions pour qu’il signe La Musique pour enregistrer un album – lui aussi complètement perdu de vue, et réapparu par hasard au concert de Loïc à la FNAC en début du mois (concert où elle l’accompagnait, mais je lui avais juste dit bonjour de loin). Nantes est décidément pour moi une vraie toile. Je ne connais toujours pas le prénom de la demoiselle en revanche.