Il est près de huit heures du soir. Je ne me suis levé que dans le courant de l’après-midi — et encore n’ai-je pu résister à m’affaler à nouveau sur mon lit quelques minutes tout à l’heure, mais sans parvenir à dormir. Seulement la position couchée était la seule supportable. Puis à nouveau allongé sur le parquet du salon, les yeux masqués par mon bras replié, j’ai écouté en boucle « Dream All Day », une chanson des Posies, en fumant clope sur clope. Pourtant dans la nuit j’ai dû à peu près fumer trois paquets ; là déjà j’allumais presque chaque cigarette au mégot de la précédente. A tel point que je me suis un moment dit qu’il serait bon que j’arrête ; j’entrevois l’instant où mon organisme ne pourra plus le supporter — et puis c’est le type de petit vice parfaitement vain. Mais je ne crois pas non plus être capable de mener à bien un tel changement dans mon mode de vie.
En revanche, j’ai peu bu, eu égard aux douze heures passées à traîner : il faut dire que je me suis déjà soûlé vendredi soir, et me suis aussi effrayé à sortir du café toutes les heures pour retirer un billet de cent balles au distributeur au coin de la rue. Je commence à muter en noctambule ; et de basse espèce, puisque je ne suis même pas sûr que cela soit suffisant pour justifier mon existence. Les yeux ronds et brillants, et le sourire aux lèvres de qui se satisfait d’avoir déjà enquillé pas mal de demis, Ermold le Noir, double maléfique, me sortait à tout bout de champ, l’air complice et d’un ton faussement sentencieux, le palindrome debordien In girum imus nocte et consumimur igni ; et peut-être est-il vrai qu’avoir conscience de l’inéluctable vanité de son comportement constitue la plus belle réussite possible, mais j’ai du mal à concevoir ma vie de manière aussi dialecticienne[1].
Je suis rentré chez moi ce matin seulement vers huit heures, et j’ai hésité à me coucher, je ne me sentais pas vraiment fatigué : mais que faire d’autre ? Le ciel était clair, laiteux, et le jour déjà levé. Étant donné qu’on n’est encore qu’à la mi-février, c’est une belle performance. J’ai marché vite, pas assez couvert dans un froid redevenu très vif au cours de la nuit. Me retrouvant planté vers six heures et demie sur le cours des Cinquante-Otages seul avec Adalard, qui, comme à son habitude, tenait la grande forme, je n’ai pas eu beaucoup de difficultés à le convaincre d’aller chez lui boire du thé — s’il avait eu de quoi, j’aurais sans doute bu encore un verre, mais cela aurait été un mauvais calcul. Dans son appartement de faux artiste désargenté, nous avons donc bu du thé en fumant des Camel ; j’ai jeté un œil au Monde de dimanche, et il m’a fait écouter des cassettes de chants de mai 68, joyeusement ringards, et, à y bien réfléchir, déprimants puisqu’ils nous mettent sous le nez le fait que nos fantasmes révolutionnaires sont au moins aussi naïfs que les leurs, et qu’on les sait avoir été voués à l’échec. Mais je crains de toute façon que nous ne fassions que rêver pour « le monde » ce que nous sommes avant tout incapables d’accomplir en nous. J’en ai souvent parlé à Ermold, qui est tombé d’accord avec moi là-dessus. Et puis au fond, ça nous préoccupe moins que les filles – avec lesquelles ça ne marche pas forcément mieux, du reste.
Si je recommence à être bon à ramasser à la petite cuillère, c’est que je ne réussis justement qu’à en parler. Discoureur ne sachant pas se duper soi-même, presque toujours à la remorque, témoin et confident des histoires des autres, j’ai l’impression de ne jouer qu’un rôle de second couteau jusque dans ma propre vie…
J’attends ; parce que s’agiter en tout sens à ce sujet ne sert à rien. Mais je commence à en avoir assez d’attendre. Je dois bientôt tomber très amoureux, c’est la seule solution que je vois. J’ai pourtant sous les yeux les cas de Clément ou Mathieu, qui m’effraient. Ils sont restés seuls si longtemps après un échec ; voire le sont encore… Dieu fasse que je puisse[2] être différent ! Mais je ne saurai pas courir tous les lièvres, pas prêt du tout à attaquer, comme le suggèrent si souvent Ermold ou Adalard de leur ton mi-complice, mi-grivois, dès qu’apparaît dans notre champ de vision une fille qui est jolie. Je m’en sens incapable. Je ne sais pas draguer ; je vais aller dire bonjour, ou je ne sais quoi d’anodin, mais comment passer à la suite ? Difficile — voire en un certain sens indécent — de s’immiscer ainsi dans la vie de quelqu’un qu’on ne connaît pas. Même lorsqu’une fille me plaît, c’est souvent ce qui m’a bloqué : à la soirée du « tracteur maudit » le 20 décembre, par exemple : il faut dire que j’étais fin saoul. Je m’en sens incapable et puis surtout ça ne m’intéresse pas. Y a-t-il beaucoup plus que le plaisir égotique d’avoir vaincu un obstacle, d’avoir redoré son blason aux yeux des autres ? Il y a bien sûr celui de baiser, ce sans quoi on peut avoir le sentiment de ne pas être entier ; mais ce n’est pas une fin suffisante.
C’est tout de même pour ça que j’ai presque complètement révolutionné mon cercle d’amis, pour me plonger dans un bain de jouvence nécessaire (où même tourner dans la nuit de manière trépidante avec des gens plus vieux que moi y participe). Où pourrais-je rencontrer des filles ailleurs que dans ce nouveau milieu virevoltant ? Mais si je l’ai fait, c’est aussi pour sortir de l’étau étouffant de ma tribu d’origine, où j’ai un peu fini par ne ressentir que le ressassement d’un ennui trop poli. J’aime encore les gens qui la constituent, mais moins les voir ; ou pas trop souvent. Spontanément, je préfère maintenant aller voir ailleurs ; j’en ressens comme un léger sentiment de trahison.
[1] N’étant tout d’un coup plus sûr que la phrase soit bien de Debord (que je ne connais pratiquement pas, disons-le), j’ai voulu passer un coup de fil à mon double pour vérifier, mais il n’était pas là. En fait c’est bien plutôt parler à quelqu’un que je voulais, Debord n’était qu’un prétexte ; quelque courte qu’ait pu être ma journée, elle s’était passée sans autre échange que deux mots avec Maman, là aussi appelée pour un prétexte futile que je n’ai pu dépasser. Laure devait m’appeler, mais elle a dû oublier. Je n’ai pas eu Ermold, mais sa copine, qui m’a dit ignorer où il était ; c’était gênant parce que je me doutais bien, moi, d’où il devait être.
[2] Ou sache être différent, si la volonté y a une quelconque part.
Hier soir, puisque la soirée de vendredi avait été très avinée, je ne devais que sortir boire quelques calmes bières avec D., rentré de Paris pour le week end (il était passé chez moi dans l’après-midi de façon inopinée) ; c’était agréable, nous avons ensemble une relation franche et carrée. Mais lorsque sa copine est arrivée, avec deux autres filles, j’ai commencé à m’ennuyer, et comme étaient entre-temps arrivés beaucoup trop de mes amis d’autres bords, installés à boire à différents endroits du bar, mes absences pour aller leur dire bonjour, puis leur parler se sont faites de plus en plus insistantes. Et même définitives après que soient arrivés aussi les inattendus Greg, Berry et Stéphanie (ensuite très vexée que je l’aie à peu près ignorée — mais c’est toujours le même problème, ça reste vraiment pas facile pour moi de la voir) : ils venaient à point nommé pour me remplacer.
J’ai revu Chepe aussi, que je n’ai jamais rappelé comme je devais le faire depuis octobre pour qu’on joue un peu ensemble parce que je ne me sens pas vraiment à la hauteur : ça m’a fait plaisir, j’aime bien ce mec ; il était avec trois compatriotes, dont deux filles jolies et qui parlaient mal le français. Je comptais essayer d’en approcher une, mais en fin de soirée, au Shaka où nous avions tous émigré comme presque chaque fois maintenant[1], il s’est disputé avec elles pour des raisons qui me sont restées obscures, et elles sont parties. Ma cote était pourtant auparavant montée quand j’avais dû, sur leur insistance discrète, virer Psycho-Marxiste qui leur collait vraiment trop aux basques (comme à son habitude, ce crétin). On a terminé la soirée ensemble, Chepe et moi, avec Paul et Adalard, à un rave d’étudiants en archi sur l’île Beaulieu, où tous trois ont essayé à leur tour de draguer.
C’était un peu bizarre ; je ne m’ennuyais pas, mais c’est par moments avec indifférence que je contemplais le spectacle qui se déroulait devant moi, sans vraiment y participer. Un moment, je ne me suis pas senti bien, et j’ai pensé partir. Dans ce que recouvre cette horrible expression, « faire la fête » (et c’est néanmoins ce que nous faisions, agités, les esprits un peu ébranlés par l’alcool, le bruit et le mouvement), il y a une dimension d’une insondable tristesse. A la fin j’étais plutôt content, mais une fois la satisfaction immédiate (et diffuse) ressentie, il ne m’est rien resté. C’est comme lorsqu’on danse ; il y a un certain plaisir à se mouvoir avec harmonie au rythme de la musique, et presque en son sein ; mais ce plaisir ne mène à rien hormis sa consommation pure et simple. Je ne prétends pas que ce soit bien ou mal ; je remarque juste que c’est bizarre (on pourrait penser que je considère ça négativement : ça a été mon premier mouvement, mais je me suis rétracté en songeant justement à la danse. Longtemps j’ai détesté ça, danser, parce que j’étais mauvais, et parce que c’était un divertissement d’imbéciles, mais j’ai fini par découvrir que c’était bien. J’aime alors que ce soit sur des rythmes chaloupés, comme ceux de la musique cubaine. C’est une manière d’exprimer de la sensualité qui paraît vite toute naturelle[2] — quoique je n’aie jamais pu me départir tout à fait de l’idée qu’on a l’air un peu con). Peut-être y a-t-il aussi une question de fatigue ; une fois calé dans un des canapés d’Adalard, il a bien fallu me rendre à cette évidence que j’étais lessivé.
[1] Ça ferme à quatre heures, et c’est assez trépidant ; comme les bars de Lisboa où j’ai passé mes nuits au mois d’août.
[2] A ce sujet je pense à un truc dit par Bono, dans une interview à l’occasion de la sortie prochaine d’un nouvel album de U2 : « Grunge, punk, etc. : musique de Wasps, où la soirée finira sans sexe ». Il n’a pas tort.