19 février

Ce soir je suis sorti au Saguaro, où m’ont rejoint vers dix heures Broerec et Céleste. J’avais donné cet endroit comme lieu de rendez-vous, outre l’habitude malheureuse, parce que Victoria m’avait dit qu’elle y serait avec une de ses connaissances dont elle pense que nous pourrions nous plaire, et qu’elle comptait me présenter. J’y allais plus par curiosité qu’autre chose  : les trucs arrangés, ça marche rarement ; mais la demoiselle n’était pas là — ou bien elle n’a pu me la présenter, je ne sais. En tout cas elle ne m’en a pas parlé. La conversation a roulé sur la presse musicale, où Broerec vient de faire un stage de six semaines — genre sérieux auquel je m’étais déshabitué, mais qui ne m’a pas rebuté — et sur quelques autres où j’ai souvent failli gaffer.

La copine d’Ermold est entrée dans le bar avec une amie, superbe, sombre – qu’est-ce qu’elle est belle ! –, très triste. Ça n’allait pas fort. Elle s’est retrouvée seule un moment, et j’ai pensé que je devais aller lui parler, que lui donner l’impression de l’ignorer aurait été d’inconvenant. J’ai eu du mal à me décider, et que Broerec m’y pousse n’a rien arrangé. Je savais que ça n’allais pas être facile.

Je me suis installé à côté d’elle ; elle pleurait. A mots entrecoupés, elle m’a raconté qu’elle savait. Je n’ai pas compris comment de façon précise, mais elle est allé à la fac ce midi (animée d’un mauvais pressentiment, vu qu’elle n’y va jamais), et elle a vu. La raison de l’enjouement d’Ermold, soudain revenu ces trois dernières semaines. Voilà un autre petit monde qui s’écroule. Et sur le moment bien sûr, c’est inconcevable, inimaginable… Je n’ai trop su quoi lui dire, espérant que ma présence (une présence : la mienne n’était peut-être pas la mieux venue) soit un apaisement minimum à cette souffrance, insurmontable de toute façon à ce moment. Je ne sais si j’ai bien agi. Se mordant les lèvres, elle faisait tous ses efforts pour ne pas trop pleurer, mais les sanglots proches d’éclater, elle ne parlait qu’à mots brefs et saccadés, prenant entre chaque de grandes inspirations.

Est-ce que je savais ? Bien sûr, j’ai menti ; en feignant plutôt mal la surprise. J’avais promis. Mais la compassion m’a donné l’impression désagréable de jouer un double jeu. Je n’ai pas voulu en dire grand-chose, et lui ai promis de ne rien laisser transpirer de notre conversation : c’est pour ça que j’en fait part ici ; pour me décharger de son poids. Je lui ai pris la main. Je voulais la mienne réconfortante ; mais il m’a fallu beaucoup de courage pour oser, et je ne sais pas comment elle l’a ressenti. Elle m’a parlé de son amour pour lui, désormais cause de souffrance seule, inattendue, j’avançais sur des œufs. C’était un silence agité de paroles pleines de confusion. La pauvre, elle fumait clope sur clope, et avait déjà beaucoup bu. Que faire face à ce malheur de voir celui qu’on aime partir avec une autre… Rien sans doute. Je m’en sentais presque mal ; mal pour elle, mais aussi vraiment mal, comme si cette souffrance que je ne pouvais soulager passait en moi.

Je l’ai poussée à rentrer dormir : mais où ? Elle ne savait même pas où aller. Chez une copine. Au moment où nous allions partir, j’ai été retenu par de vagues connaissances, qui m’ont parlé de la fac : j’en étais à mille lieues. Après avoir attendu prostrée sur son siège, elle est partie, payant même la bière que je lui avais commandé ; avant que je puisse m’y opposer elle avait disparu, me souhaitant d’un tout petit sourire très triste un bonsoir bien dérisoire aussi pour moi. Je suis rentré me mordant les lèvres sans même m’en rendre compte, répétant sans cesse que c’était horrible.