Le rythme un peu débilitant du quotidien a repris, après une embardée de quelques jours : qui pourra se reproduire si je sais la provoquer. Ce matin lorsque je suis sorti de chez mon « accoucheur », je me suis senti tout regonflé, j’avais parlé avec joie et volubilité toute la demie heure. Mais ensuite, c’est retombé. Je suis allé acheter des disques, le magnifique second album de Tindersticks, que je n’avais jusque là qu’en cassette, et qui comprend là en outre le fameux enregistrement du concert au Bloomsbury Theater avec un orchestre de cordes, et un disque de musique sacrée tibétaine : je me suis senti dans cet état d’esprit là.
Hier soir, pour la seconde fois consécutive, j’ai occupé un bâtiment de la fac avec mes camarades chargés de cours, pour protester contre nos conditions de rémunération et les conditions faites aux thésards en général. Personne parmi nous ne pense qu’il pourra en sortir quoi que ce soit de concluant : tant pis, on le fait quand même. La présidence semble avoir pris le parti de ne pas intervenir pour nous en empêcher, ce qui n’est pas une mauvaise politique : on aurait été trop content de se faire virer, que les flics débarquent sur le campus (le scandale !) ; le mieux est d’attendre qu’on se lasse. Le retentissement de notre protestation ne peut donc qu’en être faible ou nul ; déjà notre grève de six semaines avant les vacances n’a provoqué que de l’indifférence.
Un peu par dépit, et l’alcool aidant, nous avons brisé un distributeur de boissons au sous-sol : un coup de pied bien placé de Broerec dans la vitre, le tour était joué. Ça ne peut guère nous rapporter que des ennuis (dans le meilleur des cas par irresponsabilité), mais l’excitation aura au moins provoqué quelques minutes de franche rigolade. Déjà auparavant, Adalard, toujours impérialement je-m’en-foutiste, avait bombé un énorme graffiti grivois sur un mur du hall. Il s’est fait engueuler parce que ça « décrédibilisait notre mouvement », et en fin de compte par peur. Je l’ai défendu ; même si je ne l’aurais pas fait moi-même, c’est sûr — par manque de courage et parce que je suis trop sérieux pour ne pas trouver ça un peu vain. Lui a allégué qu’il était juste là en soutien, et qu’on ne demandait d’habitude pas l’autorisation avant d’inscrire un slogan. Quelques bêtises ne valent au fond pas moins qu’un slogan politique ; mais c’était une justification foireuse. Enfin on n’est plus à ça près. On ne s’inscrit plus dans une stratégie de revendication circonstanciée, mais bien de ras-le-bol général, dans l’avant-garde du bordel total : du moins c’est ce qu’on fantasme. Si ça rate on se fera taper sur les doigts. C’est ce qui se passe pour toutes les actions disséminées qu’on voit de plus en plus souvent un peu partout. Mais le fait est qu’on en a assez, que ça ne peut plus durer ; il faut bien, d’une manière ou d’une autre, se donner le sentiment d’exister malgré notre avenir bouché.
Ce qui m’a étonné, c’est qu’Ermold le Noir fasse plutôt partie de ceux qui avaient peur. Ange et démon intervertis. Plus rien de sa foi et de son enthousiasme ; même s’il n’avait pas été le dernier à accourir pour mettre à bas la vitre du distributeur et s’en fourrer plein les poches (la sage Marie-Charlotte elle aussi y a largement contribué. L’amour peut bien des choses). Mais c’était la désillusion qui primait ; de voir que tout ça ne sert à rien, ne changera rien. Une sorte de désespoir. Comme j’avais bu, je n’ai pas cessé de répéter qu’il ne nous restait plus qu’à nous suicider, comme un crétin sans envergure, rattrapé par le cortège de ses démons minables (et même indécents[1]). Il faut dire que pour moi, l’échec de cette soirée ne venait que compléter un autre échec qui s’était produit quelques heures auparavant, et qui m’a beaucoup plus affecté – et m’affecte toujours : ce n’est que de ça, et de comment m’en dépêtrer, que j’ai parlé ce matin. Mais j’en parlerai ici demain.
[1] J’ai quand même eu la délicatesse d’attendre qu’Audrey Gaillard ne soit plus là pour débiter ces conneries : la semaine dernière, juste après la fête d’anniversaire où nous étions, et où elle n’était pas la dernière, le père de son copain, qui depuis quelques temps vivait chez eux, a mis fin à ses jours. Et comme son copain était à ce moment en Angleterre, c’est elle qui a dû le lui apprendre, au téléphone en pleine nuit, alors qu’il rentrait lui aussi complètement saoul d’une soirée.