En fait c’était très bien. Pour rester dans la superstition, c’est peut-être parce qu’on a vu la comète de Halle-Bopp. A peine sortis de la voiture, elle apparaît, superbe, lumière inhabituelle dans le ciel, et comme telle d’abord réjouissante. Je savais qu’on pouvait la voir depuis quelques temps déjà (Adalard, qui dit s’y connaître mais surtout pour briller auprès des filles, en avait parlé ; il fallait chercher sous Cassiopée — maintenant, elle s’est un peu déplacée. Et puis vraiment pas besoin de la chercher tant elle saute aux yeux). Mais je n’en avais pas eu l’occasion, il y avait des nuages, ou j’avais oublié ; et je n’aurais pas pensé que ce soit un phénomène aussi net. J’hésite à dire impressionnant, ça pourrait sembler exagéré, mais c’est l’adjectif qui me vient à l’esprit. Il paraît que la fois précédente où on a pu l’observer, c’était vers 430 avant notre ère. Autant dire qu’on n’en aura pas d’autre de sitôt. Je suppose que les astronomes ont calculé sa période de révolution (autour de quoi d’ailleurs ? je ne sais pas si c’est le terme inapproprié) ; mais ça veut aussi dire qu’on a trouvé des textes de l’époque qui en parlent. Vertige historique qui marche toujours sur moi. Là, je fais mon Paul.
La première chose qui m’a rendu le sourire, et faisait bien augurer du reste, c’est une lettre de Clément, que je n’ai pas ouverte avant d’être arrivé à La Turballe. Hélène et lui se sont mis ensemble. La petite Québécoise rencontrée en février, avec son acceint charmant. Voilà qui me fait infiniment plaisir.
Bien sûr, il se pose encore la question de l’amour. Mais il vaut mieux laisser les choses aller justement sans trop se poser de questions. L’air finaud comme à son habitude, mon vieux copain Arnaud a laissé entendre qu’il avait déjà des infos. Mais, toujours comme à son habitude, il n’a rien voulu dire de précis. Ensuite, j’ai entamé la réconciliation avec Xavier, avec qui ça avait été très froid lors de notre dernière rencontre. Nous n’en avons pas parlé de façon explicite, évidemment, et il n’a fait qu’une allusion très indirecte à la lettre que je lui ai écrite la semaine dernière (sans savoir qu’on se verrait ce week-end), mais c’est redevenu entre nous à peu près normal.
Pour ne pas perdre mes vieux amis, c’est exactement ce qu’il faut : un moment isolé du quotidien. La mer est pour ça l’endroit privilégié. On pense à autre chose, on peut célébrer sans le dire ce qui nous rassemble ; ce sont de simples promenades au soleil sur la plage, des moments suspendus de glande assis autour de la grande table en fumant, avec dans le jardin, assis à l’ombre de la haie, Arnaud qui joue de la guitare comme s’il sortait d’un vieux poste de radio dans une maison voisine, et Sophie qui exécute les yeux fermés de lents mouvements de danse, peut-être au son de la musique d’Arnaud ; le monde pourrait alors s’écrouler qu’elle n’interromprait pas son manège un peu étrange et gracieux. Debout dans l’encadrement de la porte, avec mes lunettes de soleil pour atténuer la luminosité du matin, je la regarde fasciné ; je remarque ce puissant érotisme calme qui émane de chaque pore de sa peau. Ses fesses et des seins tels qu’ils donnent le relief à ses vêtements magnifiques. Mais c’est sans concupiscence ; je trouve qu’Arnaud et elle forment un beau couple, souvent émouvant. à cause de petits riens.
Nous sommes ensemble hors du temps, ce temps qui trop souvent m’étrangle.
Puis, lorsqu’on rentre, c’est sous le soleil, après avoir tourné dans la Presqu’île dans l’espoir (déçu) de trouver ouverte une station-service pas trop chère. Je regarde les gens dans les voitures qu’on double, et les agneaux dans les champs, que Mady, ma sœur, m’avait fait remarquer en allant à Méliniac après la mort de Grand-Mère. J’ai l’esprit envahi de projets de toutes sortes, je voudrais me mettre à la photo, et recommencer à dessiner, en plus du reste, je me dis que l’année qui précèdera l’an 2000, il faudrait prendre chaque jour une photo, inspirée par l’atmosphère de la journée, écrire un mot, en rapport ou pas, et faire un portrait de moi dans une situation chaque jour identique ; pour fixer ce temps qui passe bien trop vite, et chercher ce qu’on peut en construire ; je pense aussi que c’est une idée crétine ; tout le monde va vouloir faire quelque chose pour marquer cette dernière année du siècle[1] ; j’hésite ; je me dis que ce serait mieux de demander chaque jour à quelqu’un de différent de me prendre en photo, d’aller voir les gens dans la rue, de les aborder pour ça ; et puis de leur proposer de me dire ensuite quelques mots sur eux, pour les intégrer à cette histoire… Ce serait bien de pouvoir en faire une exposition ; trois cent soixante cinq tableaux pour une année, à chacun d’y chercher des fils. Mais moi, aborder des inconnus, ce n’est pas mon pont fort. Stéphanie, qui est revenue de Londres pour deux semaines, dort à l’arrière de la voiture, et Joris et moi n’échangeons que quelques mots ; entre frères, il n’est pas toujours besoin d’en dire plus.
[1] Enfin non : en toute rigueur, la dernière année du siècle, c’est justement l’an 2000. Mais presque tout le monde fait la confusion spontanément.