Samedi 29 mars, la ville illuminée d’un soleil qui pourtant m’abat

Depuis midi que je suis levé, je n’ai rigoureusement rien fait. J’ai fumé la seule cigarette qui me restait les yeux dans le vague, je me suis coupé les ongles de pieds, j’ai passé une heure dans la baignoire à lire Manon Lescaut sans être à ce que je faisais ; je n’ai pas fait la vaisselle, qui traîne pourtant et s’entasse depuis une semaine.

A nouveau je suis possédé par le rien dans toute son étendue et sa voracité impalpable. Je dois maintenant partir à Rennes chercher Joris et Stéphanie pour aller à La Turballe dans la maison de la grand-mère de Greg, et je suis très en retard ; si j’écris, c’est même que je viens juste de voir passer par la fenêtre le bus que je comptais prendre pour aller récupérer la voiture chez mes parents. Mais rien ne me motive, et pas cette soirée : si prévisible (dans un autre état d’esprit sans doute. Drôle de traitement que je fais à mes amis…).

À bout d’ennui hier soir, après avoir dormi vautré dans mon fauteuil en rentrant de la fac, j’ai voulu sortir, boire un verre avec quelqu’un, espérer rencontrer Sarah par hasard (la plus mauvaise méthode : mais c’est celle à laquelle je suis maintenant acculé par ses manigances incompréhensibles — ou trop compréhensibles, c’est selon) ; mais plus j’avançais dans mes préparatifs, plus il me paraissait évident, en partie à cause de ces préparatifs mêmes, que je n’allais trouver personne, et devoir rentrer à pied comme un con, en fumant une mauvaise cigarette. Je me suis lavé la bite et le cul, j’ai changé de chaussettes, je me suis lavé les dents… et c’était comme si chacun de ces gestes éloignait un peu plus la possibilité que mon désir se réalise. Ce qui s’est vérifié : j’ai dû rentrer la queue basse.

J’ai l’impression que tout ne peut arriver que par hasard, et que tenter de planifier, d’organiser quoi que ce soit conduit immanquablement à l’échec, comme si c’était montrer trop de présomption face au monde : le fait même de se préparer pour quelque chose fait que ça n’arrivera pas. Si je dois rencontrer une fille (Sarah ou une autre — à laquelle je ne veux pourtant pour le moment pas penser), ce sera justement un jour où je ne me suis pas lavé, où j’ai une haleine de bière longue comme ça… Par exemple, lorsqu’elle a téléphoné pour qu’on se voie, après qu’elle eut censément fait le ménage dans sa tête, j’ai tout de suite pensé que c’était dans la poche, et j’ai pris un préservatif dans le tiroir de mon bureau. Je me suis dit : « à tout hasard… ». Mais nous n’avons pas couché ensemble — pire encore. Je ne peux pas dire que nous l’aurions fait si je n’avais pas emporté de préservatif, bien sûr, mais je suis sûr que ça a joué contre moi. On peut prétendre à bon compte que vue la tournure qu’avaient prises les choses, ça n’y aurait rien changé ; mais moi, sur le moment, je n’en savais rien. Et comment peut-on être sûr que faire tel choix plutôt que tel autre ne fait pas basculer de manière irrémédiable dans un monde totalement différent de ce qu’il aurait été si on avait pris une autre décision ?

Au fond, ce qui m’arrive est normal, puisqu’il s’agit à nouveau de chercher à éliminer toute incertitude, toute nécessité de faire face à l’imprévu sur le moment, de vouloir que tout soit déjà écrit, alors que rien ne l’est ; c’est ne pas faire preuve du plus élémentaire courage[1]. Dès que tout ne se passe pas comme prévu, je suis perdu, et je me fait piéger en cherchant à tout prix à prévoir le cours d’événements dont je n’ai la maîtrise que partielle, à égalité avec un grand nombre d’autres acteurs (que je suis chaque fois loin de tous connaître ni même imaginer). Et pourtant, lorsque le quotidien m’ennuie, je suis avide de ces mouvements imprévisibles qui pourraient tout faire basculer : mais qui ne se produisent pas non plus. Ce n’est pas tant la peur du nouveau que peut-être une incapacité à accepter que les choses soient ce qu’elles sont (si l’on peut dire).

J’imagine ma vie comme un roman. Je vois des signes partout ; il faut toujours que j’interprète les choses les plus insignifiantes. Dans un roman (ou un film), si un arbre tombe au moment même où, par exemple, un des personnages est en train de faire un discours, il y a toutes les chances que ça « veuille dire » quelque chose : en tout cas, ce n’est pas là par hasard, sinon, ça n’y serait pas[2]. Mais si la même chose se produit dans mon monde, il n’y a raisonnablement aucune chance pour qu’il y ait un rapport de cause à effet quelconque entre les deux. Or, moi, c’est ce genre de rapport que j’ai tendance de manière instinctive à établir. Cette idée m’est venue hier, juste au moment où je parlais de ce genre de choses aux étudiants : bizarre et inhabituelle interférence avec ma vie privée. Après tout (et même si ça participe de nos nécessaires tentatives, toujours renouvelées, de construire l’univers qui nous « entoure »), on sait comment ça s’appelle : de la superstition. Et quoique si on m’en parle, je m’en défende bien sûr, c’est ce que je suis, superstitieux. C’est peut-être aussi que je voudrais tenir tous les fils, décréter les significations : décider de la marche du monde. Et forcément, ça me mine. J’ai beau savoir qu’il vaudrait mieux en rabattre, et que par ailleurs (pour ce qui est de Sarah par exemple) ça ne sert à rien de s’appesantir sur ce contre quoi on ne peut rien, je n’y arrive pas. Je pars maintenant à reculons, postulant presque, et même pas à bon droit en fait, pour le titre de plus grande larve humaine de la Terre. Comme elles, je devrais m’enfouir au plus profond du sol et ne plus en ressortir. L’obsession guide chacun de mes pas. Si je sors, je vais à chaque instant espérer la rencontrer, comme dans les romans ou les films classiques, où les personnages finissent toujours par se retrouver. Comme je sais que le monde n’est pas ainsi, je me force à désamorcer ces pensées, mais uniquement pour que le hasard de lui-même produise ces rencontres. Sauf que son fruit, par définition, on ne peut pas le prévoir ; le hasard, c’est quand on ne s’y attend pas du tout.

[1] Pourtant, si l’on suit Borges, ça peut aussi aider, puisqu’un de ses narrateurs (dans « Avelino Arredondo », si mes souvenirs sont bons) estime que lorsqu’on a une action difficile à exécuter, le mieux est de considérer qu’elle appartient déjà au passé, ce qui la rend inéluctable ; nécessaire.

[2] Du moins toute une tradition intellectuelle (dont je ne sais si elle a des fondements) fait qu’on va être tenté d’y voir quelque chose ; et si c’est là vraiment par hasard, c’est-à-dire s’il y a jeu sur ce hasard, sur ce qu’on appellera négativement la « gratuité », ça veut dire également quelque chose, quoique sur un autre plan que celui de la narration ; on dira alors par exemple qu’on est dans « l’absurde ».