Samedi 26 avril 1997 ; un aller et retour sans bouger

Aujourd’hui il pleut, ça doit être la première fois depuis trois mois, et c’est agréable. Avec cette impression diffuse de retrouver une ambiance familière un peu oubliée. Je devais me lever, pour préparer un corrigé sur Borges pour les étudiants, mais il est déjà midi. Et dans moins d’une heure, on répète la chorégraphie disco que Madeleine a composé pour Paul et ses copains. Hier soir, je ne me suis pas couché avant trois heures, et (on était au Saguaro) j’ai bu du mescal ; je n’étais pas vraiment dans mon assiette. Depuis deux jours, je traîne un mal de tête tenace et assez bizarre ; j’ai l’impression de flotter à dix centimètres au-dessus du sol, comme si j’avais fumé trois gros pétards au réveil. C’est difficile de se concentrer avec ça (et puis il faut dire que je n’ai pas trop envie de travailler ; j’ai du mal à faire entrer ça dans mes résolutions).

J’ai affirmé que je cessais de regarder les filles (que je cessais de me faire du mal, comme a judicieusement précisé Mathieu), mais quand ce même Mathieu a évoqué l’éventualité d’une fête ce soir chez une copine de la démoniaque Sarah, mon cœur a bondi dans ma poitrine — et Loïc qui était là s’est évidemment moqué de moi, comme s’il pensait à haute voix « mon pauvre gars, tu es bien toujours le même… ». À la première occasion c’est avec mélancolie que je repense à nos brefs échanges de tendresse (ou de ce qui y ressemblait trompeusement), et je me remets en position d’infériorité ; l’éloignement, qui fort heureusement force à l’oubli, est aussi pour moi propice à la mythification. Si au moins on avait été répéter à Rennes, comme c’était initialement prévu, ça aurait simplifié les choses, on n’aurait pas eu d’autre choix que cette douce perspective de boire entre nous à l’appartement de Père (du Single Malt 16 ans d’âge, « selon nos goûts de bourgeois », avait-t-il ajouté). Alors que là, je vais espérer comme un chien collant pouvoir aller à cette fête où je ne suis pas invité, puis lorsque je n’y serai pas allé (comme c’est probable), regretter jusqu’au bout, quand bien même je me doute que je n’y aurais pas été le bienvenu.

Plus tard. Je ne suis bien pas allé à cette fête, alors que j’aurais pu. C’était une de ces énormes fêtes semi-publiques où Madeleine va régulièrement avec ses copains et cette fois encore ; pas une fête privée dans un appart. Alors que tout le début de la soirée s’est épuisé en coups de téléphone à droite-à gauche pour dégotter un moyen de transport et qu’après beaucoup d’échecs on avait fini par en trouver un, au dernier moment, alors que j’allais monter dans le tram, je n’ai plus voulu. La raison en est aussi simple que stupide : après avoir acheté des clopes au Commerce, je me suis rendu à l’arrêt « Hôtel-Dieu » où Math, Mathix et moi nous étions donné rendez-vous, et presque instinctivement, je me suis retourné sur les façades de l’île Feydeau : j’ai vu de la lumière aux fenêtres de Sarah.

Les Mathieu(x) n’étaient pas non plus au rendez-vous. Ne comprenant pas ce qui leur était arrivé, je suis allé sonner chez Math : ils étaient simplement en train de scotcher sur le canapé un pétard à la main en écoutant du dub expérimental. Eux aussi s’étaient démotivés. Je les ai décidés à aller plutôt chez Broerec (qui connaît Mathieu depuis le soir de la fête chez Chepe — c’est une des premières fois que je suscite de tels mélanges d’amis ; je les crains d’habitude comme la peste, mais là il se trouve que ça a parfaitement réussi, en tête-à-tête avec moi, chacun n’ayant pas tari d’éloge sur l’autre), où on a bu et parlé de musique. En sortant, notre chemin a d’abord croisé celui de Sarah, avec Audrey qui poussait son scooter — mon cœur a bondi à nouveau. Ce qui s’est reproduit en milieu de soirée, vers une heure, au Saguaro ; elles y étaient avec Adalard, son frère et des amis à lui. Nous, on s’est contenté de boire comme des trous entre garçons, et de fumer comme des pompiers. Et j’ai fait mon petit manège pour montrer mes cheveux rouges.

Mais à la voir là, si bien au milieu d’eux (alors qu’elle a dix ans de moins qu’Adalard, ça m’épate toujours), je me suis dit, d’une part qu’elle n’était vraiment pas si démente que ça (l’éloignement, etc.), même si je n’ai pu ensuite éviter de lui lancer un ou deux regards coulants dont elle m’a rendu certains, et que d’autre part, le serait-elle que je ne me sentirais pas la force de renverser la table en ma faveur. Je n’attends que ça, le grand amour salvateur, et suis tellement impatient que je veux absolument me donner l’illusion qu’il est arrivé dès la première greluche qui a l’air de s’intéresser à moi. J’ai vraiment trop peur de rater l’occasion : comme si on vivait dans la fiction. Alors je suis comme un chien fou. Et triste à mourir dès que ça ne marche pas. Mais il est également évident que, même si contrairement aux Mathieu(x) je ne sais pas draguer et n’envisage même pas de recourir à cette technique (il faut avoir dans l’instant beaucoup plus de ressources que je n’en ai), ce n’est pas en restant chez moi comme une vieille tranche de lard et en ne faisant rien qu’il risque de m’arriver quelque chose.