Samedi 7

Donc, hier soir, concert de Lolo. Je suis arrivé à l’heure, c’est-à-dire trop tôt : j’étais dans les premiers ; un de ses copains qui faisait la première partie finissait sa balance, à peine éclairé par la modeste lampe qui seule donnait de l’éclairage à la pièce : pas mal, mais je l’ai ensuite pas écouté jusqu’au bout, je suis allé discuter au bar.

Je l’espérais, Sarah est venue, elle aussi assez tôt, et seule. Son apparition, lumineuse et discrète, me fait un effet qu’aucune autre n’égale ; c’est une décharge électrique, elle court, violente et brève, de la poitrine au nombril, mon cœur se met à battre vite et fort et mes yeux se troublent. à force d’habitude, plus rien ou presque n’en paraît, mais parfois, si elle m’adresse la parole, il s’en faut de peu que je bégaie et que la salive me reste coincée au fond de la gorge. Dans la blancheur immaculée de la salle, elle a contourné le petit groupe parmi lequel j’étais pour venir m’embrasser, simple et souriante. Je ne lui ai fait qu’un baiser sur chaque joue, alors qu’elle esquissait le mouvement d’en échanger quatre (c’est la coutume à Nantes — ça change beaucoup de ville en ville, et nous sommes parmi les plus prodigues) : j’aurais dû savoir en profiter. Sa joue était douce et humide, elle a dit qu’il faisait chaud, j’ai pensé très orageux ; puis dans un petit rire :

Je suis venue supporter les stars.

— Tu vas essayer de passer incognito dans la foule!

Ce n’était pas très intelligent, et a coupé court à la conversation (dont je ne sais pas si elle aurait pu beaucoup se prolonger, vu mon peu de liberté avec elle), mais je me suis tourné vers la salle encore vide, et c’est tout ce que j’ai trouvé à dire. Ce n’est pas très grave, on ne joue pas sa vie sur une parole définitive comme dans les films. Et je n’y peux rien : je suis nul en règle générale quand il s’agit de trouver quoi dire, ne me viennent à l’esprit que des banalités que je préfère ne pas sortir. Et Sarah, l’intensité de son regard me liquéfie. Ça doit être ça, être amoureux. (Et puis après tout, ce n’était pas si nul comme entrée en matière, c’est surtout que ni l’un ni l’autre n’a su rebondir)

Tout ça à cause d’une parole innocente d’Ermold il y a une dizaine de jours. Innocente (enfin s’il arrive à ce garçon d’avoir des paroles innocentes) mais malheureuse pour mon esprit influençable. Je m’étais bien fait à l’idée de ne plus entretenir d’illusions, mais lui glisse sans y penser dans la conversation qu’Adalard ne parle plus beaucoup d’elle ; je le vois un soir au café avec seulement un copain (fait insignifiant en soi) ; et elle arrive sans lui hier soir : en voilà assez pour me relancer comme jamais.

Mais la musique à peine commencée il est arrive. Comme j’ai pu le haïr ! Une seconde, mais trop tard : mon trouble est reparti de plus belle pour ne plus me quitter de la soirée. J’en ai saoulé Mathieu, puis Joris, que ça a énervé. Loïc s’est même moqué de moi plus tard chez Coline : elle racontait comment Sarah avait été (selon ses dires) exaspérée par l’incessant babil d’Adalard, et comment elle lui avait confié qu’elle voulait se débarrasser de lui pour la fin de la soirée1, et il l’a interrompue le ton gentiment narquois : Arrête, tu vois pas comment tu lui redonnes des espérances !

J’ai nié ; sans convaincre. C’est étrange qu’elle me paralyse autant. Maintenant, assis pas très concentré devant l’ordinateur, je juge cette irrépressible attirance pour elle de l’extérieur, je me concentre sur ce qui me déplaît en elle (c’est mesquin, mais on se soigne comme on peut ; et puis je suis mesquin), ses hanches un peu larges et sa poitrine petite, ses joues trop creuses et ses pommettes hautes, son nez et son menton saillants, je repense aux grains de beauté qu’elle a dans le dos, à ses mains banales : comme il en était pour A. dont j’étais éperdument amoureux au lycée, alors que ça me devenait presque incompréhensible dès que je restais plus de quelques jours sans la voir. Mais il suffit que je sois en sa présence pour oublier tout : alors il n’y a plus qu’elle. Sarah. Sa grâce, son sourire et la profondeur insondable de ses yeux noirs. Ils me rendent dingue. Dingue de chez dingue. Je connais des filles plus belles, mais ça n’a aucune influence : depuis mars, c’est d’elle que je suis amoureux. L’étendue de mon ignorance d’elle, et tout ce qui m’en détache, n’y font rien non plus. C’est Néfertiti. Enfin, je ne suis pas sûr qu’elle lui ressemble vraiment, mais c’est à cette reine qu’elle me fait penser, avec ses grands yeux en amandes, son long cou dégagé, son beau visage ; ou bien, je poursuis l’Antique, avec ses cheveux noirs relevés en chignon haut dont s’échappent des mèches folles, je la ferais romaine, impératrice, forcément.

C’est pour aller bavarder avec eux, elle et Adalard, que j’ai cessé de suivre le premier concert (ces événements, microscopiques de l’extérieur mais loin de l’être pour moi, l’arrivée de quelqu’un, comment il s’approche de sa copine, avaient distraits mon attention des chansons). Ensuite, c’est Marie-Charlotte, à qui j’avais laissé un message, qui est venue faire un tour — mais sans son noir baron : plus tard, au moment où elle est venue me dire qu’elle partait, il a encore fallu que je m’embrouille dans ce que j’avais à lui dire ; j’aurais donné l’impression de venir d’une autre planète si ce n’était déjà pas son cas.

J’ai passé ensuite pratiquement toute la soirée avec Sarah et Adalard. Lui, les cheveux en bataille, une chemise blanche très froissée, un peu étroite et les poignets ouverts méritait plus que jamais son titre (« Ben oui, en ce moment je n’ai presque plus rien à me mettre, alors je récupère des trucs au fond des tiroirs. Cette chemise, ça fait au moins six mois que je l’ai pas mise, d’ailleurs elle sent le vêtement qui a passé tout l’hiver au fond d’un tiroir. » — et de joindre le geste à la parole pour renifler sa manche de l’air le plus naturel qui soit). Adalard, je lui donnerais volontiers toute la généalogie des Chateaubriand telle qu’inscrite dans les Mémoires de ma vie, leur devise « Je sème l’or », ainsi que le portrait du « chef de nom et d’armes de la famille des Chateaubriand en 17…, un chevalier de Chateaubriand de la Guérande, ivrogne décidé, veuf d’une femme noble dont il n’avoit eu qu’une fille. Ce chevalier passoit ses jours à boire dans sa gentilhommière, jurant quand il étoit ivre : foi de Chateaubriand ! vivant dans le désordre avec ses servantes et mettant les plus beaux titres de sa maison à couvrir des pots de beurre ». Très vaillans chevalier, baron puissans et généreux. Sauf qu’il n’est pas veuf, et que c’est une femme qui fait problème entre nous — quoique le dire ainsi soit exagéré : il me plaît tant que je ne lui en ai jamais vraiment voulu de cette histoire. La seule chose, c’est que je ne lui téléphone pas aussi librement que j’ai pu le faire avant que ça n’arrive. Et puis il n’y est pour rien ; si j’en ai voulu à quelqu’un, c’est à Sarah. Mais là encore la fascination finit par tout effacer, même si je sais qu’elle ne sera jamais autre chose. Je suis plutôt du type à souffrir en silence qu’à me créer des haines à mort.

Parfait en compagnon d’armes de Du Guesclin, Adalard le serait aussi en comparse de Bogart dans un film un peu noir, un autre Rick, ou bien en personnage de la Nouvelle Vague ; il est d’ailleurs fait presque légendaire qu’il apparaît dans un de ses succédanés modernes, Un Monde sans pitié d’Éric Rochant, et que le héros du film, joué par Hippolyte Girardot, est un portrait de lui tout craché. Il vit du RMI, passe son temps au café, à lire ou regarder des films, va de temps en temps à la piscine, adule une révolution qui (ainsi que ça arrive à d’autres) ne se passe que dans sa tête, fait des bons mots, semble toujours à l’aise, et travaille le samedi matin à l’herboristerie que tient sa grand-mère. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il évite de se coucher trop tard le vendredi.

On a parlé de tout et de rien en buvant, et j’ai exagéré mes chances de partir l’an prochain à Taïwan pour faire l’intéressant. Adalard et moi, on faisait assaut de culture géographique, comme des crétins heureux. Un moment, Mady, ma sœur, qui était là aussi est venue se joindre à nous ; elle le trouve drôle.

Ensuite, ceux qui restaient, tuyautés par Jérôme, qui était là bien sûr, on a fini dans une fête genre « Beaux-Arts » avec un DJ qui passait du Daft Punk et la boisson pour rien. Même Joris a voulu venir, alors qu’il déteste d’habitude ce genre d’endroits : mais il faut s’attendre à ce qu’il ait un comportement contradictoire dans les temps à venir.

Pour ce qui est du concert de Sabor, c’était très bien, très euphorisant. Tout étriqué dans une de ses habituelles chemisettes à carreaux, la tignasse mal peignée, il n’était pas très impressionnant a priori, mais passait grâce à lui dans l’assistance un évident courant de joie. Il faut dire qu’il est devenu très performant sur une scène ; plus rien de cette timidité qui le paralysait encore quand on avait joués ensemble au Pannonica il y a deux ans : je ne l’avais pas vu depuis ! De ne plus être abrité derrière un groupe qui ramone ne lui fait plus peur depuis longtemps. Toutes ses chansons étaient vives, enlevées — interprétées ainsi : mais l’étaient tout autant à la base. Même lorsque ses textes ont un thème mélancolique, il se débrouille pour faire un pas de côté, pour se dégager de toute pesanteur ou d’un naturalisme indécent ; ce décalage fait évidemment qu’il n’est pas un chanteur très lyrique (est-ce dû à ce qu’il n’est guère expansif ?) : il est en cela bien différent de Dominique A, même si Joris et moi avons trouvé par ailleurs certaines de ses nouvelles chansons marquées de cette influence. Mais ça n’élimine pas pour autant toute tension de ce qu’il fait.

Ses jeux de langage2 se jouent de la tentation du vide (du « tourner à vide »), qui fait tant chuter les auteurs3. Et ce que j’apprécie vraiment chez lui (et qui ne cesse de m’impressionner tant j’en suis peu capable), c’est qu’il ne refuse pas l’opacité des êtres ; il s’en accommode.

1 Ce qui ne s’est pas produit, ils sont partis ensemble.

2 Parfois à la limite de l’intelligible, ma tendance professorale en sursaute à chaque fois.

3 Je lui ai emprunté l’album de Françoiz Breut, la copine de Dominique A, écrit par ce dernier : il n’évite justement pas ces écueils. La plupart des chansons sonnent comme des décalques de certaines de ses albums en moins bien (« Chanson de la ville silencieuse », « Pour qui je me prends », « La mémoire neuve », où la mémoire devient simplement la colère, « Hear no more, dear no more » — dommage de faire encore des chansons en anglais perdues sur un disque — ou « Je ne respire plus »), avec des arrangements sans imagination, où le minimalisme respire un peu la pauvreté. Quelle différence avec le génie des originales !