Voici que commence une sixième année de ces notes. Faut-il s’en féliciter ?
Hier soir au café. (« La clientèle du café où nous avions élu domicile ne se composait guère que d’une population d’artistes ; des individus impuissants, cyniques, à l’imagination exsangue, mais au cœur chaleureux. Aucun parmi nous ne travaillait vraiment, par contre les discussions quant aux projets de chacun allaient bon train. Une fois riches, que ferions-nous ? etc., etc. Entre-temps, nous prenions le café, le cognac, et puis encore le café ; et fumant cigarette sur cigarette, nous étrillions en bloc tous les peintres et tous les écrivains, et ne cessions de nous entre-stimuler par des formules arides et respirant l’ennui, sans que nul ne s’en trouve jamais stimulé pour autant. »[1]). Fini avec Fred et Mathix, rassemblés tous trois un peu par le hasard. J’ai été vexé quand Fred a soutenu que j’étais radin, que pour moi « un sou était un sou » : je ne me reconnais pas dans cette description. Vers une heure, Jérôme Courtois qui passait non loin de nous s’est approché et on a discuté jusqu’à la fermeture du café. Parler un peu longuement avec lui m’arrive environ trois ou quatre fois dans l’année ; et malgré ma timidité, c’est toujours avec plaisir. Je l’apprécie.
Et en rentrant, je me suis fait suivre par un pédé. C’était place Viarme, alors je n’y ai pas prêté attention au début parce que ce n’est pas connu pour être un endroit de rendez-vous, mais le manège de la voiture a fini par me faire soupçonner quelque chose. Le type l’a garée et m’a suivi de loin. C’était bizarre, surprenant, exaspérant aussi, mais pas non plus sans comporter une part trouble.
[1] Ainsi pouvait décrire dès 1904 le jeune Géza Csáth, alias József Brenner, écrivain et médecin-psychiatre réputé à Budapest, qui se suicida ensuite à l’âge de trente-deux ans après avoir tiré sur sa femme à coups de revolver.