Hier soir je devais assister à une projection du film de Joris chez Fabrice Meunier, faite à l’intention de toute cette branche de nos copains[1], mais dans l’après-midi j’ai eu un coup de téléphone de Xavier, qui proposait qu’on passe la soirée ensemble, puisqu’ils sont de passage pour le weekend. De savoir qu’il y aurait aussi Stéphanie m’a refroidi, mais je ne pouvais pas y faire grand-chose. On s’est donné rendez-vous au Perroquet, à la terrasse duquel on est resté jusqu’aux environs de minuit, avec également Adeline et Fred. Adeline qui est de plus en plus enceinte ; elle sera vraiment énorme à la fin de la grossesse — elle reste une belle femme enceinte, n’ayant pris qu’au ventre ; pour le reste elle est toujours aussi élancée. Xavier et Claire, eux, reviennent de cinq semaines en Bulgarie : c’est le sujet sur lequel a roulé la conversation. D’après leurs dires, c’est un pays mal barré, très pauvre, et dans un état de totale décrépitude. Dans les rues de Sofia, il n’y a plus d’éclairage public hors des quelques boulevards principaux du centre-ville où déjà seulement un réverbère sur trois fonctionne (on imagine l’insécurité ; des coupe-gorge comme on aurait supposé qu’il n’y en aurait plus en Europe). Les gens n’ont pas de travail, et en sont rendus à survivre ; les enfants sont d’ailleurs vite obligés de subvenir aux besoins de leurs parents. L’avenir leur semble tellement sombre qu’ils font peu d’enfants d’ailleurs ; Xavier et Claire ont remarqué qu’on ne voyait nulle femme enceinte dans les rues (ici c’est courant — l’âge et le fait qu’Adeline le soit me poussent peut-être à le remarquer plus qu’avant), mais des Bulgares le leur ont confirmé : à quoi bon les faire vivre dans le monde tel qu’il est ? Márta disait la même chose avant que Tibor et elle décident d’en avoir malgré tout.
Pour compenser la noirceur de leur univers, comme en Hongrie, les filles bulgares misent tout sur le physique, et c’est à celle qui portera la mini-jupe la plus courte, le short qui dévoile le plus les fesses, le caraco le plus moulant. Comme elles sont souvent jolies et bien faites, j’imagine Xavier avoir du mal à ne pas laisser traîner ses yeux… Ce qui est en revanche bizarre, c’est que les mecs sont très laids pour la plupart ; et débordent déjà jeunes de mauvaise graisse. Je suppose qu’ils boivent en quantité, mais ce n’est peut-être pas la seule raison. Je m’explique mal la différence, ni cette beauté des jeunes femmes. Il est possible que ce soit un peu pareil pour les femmes du sud (ou les femmes pauvres, c’est sans doute plutôt la raison), qui fleurissent de façon merveilleuse, puis se fanent vite. Il suffit de se balader à Nantes dans le centre-ville, ou dans les grandes surfaces comme Auchan qui jouxtent des quartiers très populaires. Les jeunes maghrébines, les jeunes noires sont souvent magnifiques, belles comme des gravures de mode. Mais elles n’ont que seize ou vingt ans. La génération suivante montre assez comme la vie qu’elles ont les use vite. Et puis il faut bien dire que c’est aussi une élégance très voyante. Enfin tout ça ne constitue pas non plus une explication.
L’autre sujet, ça a été le mariage de Soizic, la sœur de Stéphanie, mais je n’y ai pas trop prêté attention, je chantonnais le refrain de D’you know what I mean, le single d’Oasis qui vient de sortir et que j’ai entendu à la radio. Je l’ai eu dans la tête toute la soirée. Les places étaient idéalement réparties autour de la table pour qu’à certains moments les conversations se scindent en deux, avec d’un côté Xavier, Fred et moi, et de l’autre les filles. Ce qui fait que je n’ai pas échangé trois paroles avec Stéphanie, que j’ignorais consciencieusement, sauf, alors que nous étions partis observer l’étrange maison habitée que Royal DeLuxe a suspendu dans les arbres à côté du pont Saint-Mihiel, quand elle m’a tendu pour me les rendre un paquet de livres qu’elle m’avait empruntés il y a longtemps. Parmi eux il y avait ces fameux journaux de guerre de Jünger, qui avaient occasionné tant d’incompréhension entre nous (et qu’elle a beaucoup aimés au final). En fait, elle m’a été très indifférente, même si j’ai évité au possible de la regarder.
Ensuite, après un court passage impasse Saint-Laurent, Fred et moi nous sommes vite retrouvés les seuls à vouloir encore être dehors (je n’étais plus du tout fatigué ; il faut dire que mon samedi a été tellement comateux qu’on peut considérer que la journée n’a vraiment commencé qu’après cinq heures de l’après-midi, heure à laquelle je me suis lavé, ai bu du café, et eu un minimum d’activité). Comme il était deux heures passées, on est allé à la Tasca, brûlante, humide et enfumée, et où il a été difficile de trouver une place, puis, lorsque ça a fermé à quatre heures, chez moi, jusqu’à six, à boire encore — modérément. On a parlé principalement de nos ambitions artistiques, qui est une sorte de folie aux causes en partie sociologiques, de musique et de littérature. Je ne voulais pas forcément trop parler de ce que je fais modestement, mais c’est Fred qui m’a amené sur le terrain, à tel point qu’une fois ici je lui ai fait un tirage de ma nouvelle (alors que je m’étais bien juré de ne la montrer à personne avant que ce soit terminé, et que je sois sûr que ça vaille un minimum le coup), et que je lui ai même montré le tas des anciens cahiers de ces notes. Je l’ai fait peut-être autant par courage que par vantardise ou par besoin de justifier les positions que je défendais. Mis à part Bambi il y a un an, il est la première personne à qui je les montre — et encore Bambi ne connaissait-elle presque personne de mon entourage. La quantité l’a impressionné, et sans doute a-t-il été gêné de tomber sur des trucs « intimes », ou de savoir qu’il était quelque part entre les pages. Il a dit qu’il n’aimerait peut-être pas les lire. Je me suis laissé emporter par mon élan, mais quand j’ai bu je deviens volubile, et les inhibitions tombent : je me suis étendu en long et en large sur le sujet, jusqu’à ce qu’il fasse dévier la conversation. Je lui ai parlé des motivations classiques de ce genre de choses, la folle ambition de contrer la fuite du temps, de laisser une trace, la volonté de créer un monde, de continuer à faire vivre les gens autour de soi sur le papier, et la quasi-impossibilité d’arrêter sous peine de n’avoir plus l’impression d’exister (tout ça hautement pathologique) ; mais lui a pointé quelque chose auquel je n’avais jamais pensé : l’humilité qu’il y a à ainsi noircir des pages et des pages sans que personne ne le sache. Je ne sais si c’est juste ; on peut y voir aussi l’inverse, une ambition démesurée — notamment parce que lorsqu’on écrit, c’est toujours au moins en rêvant un lecteur. C’était une fin de soirée un peu bizarre, qui n’aurait peut-être pas pu se produire avant ; qui n’aurait peut-être pas dû se produire, mais c’est comme ça.
[1] Que Joris voit d’ailleurs beaucoup plus que moi ces derniers temps ; il est tout le temps fourré avec Loïc et Mathix (ils se sont récemment pris de passion pour le jeu de 1000 bornes – moi les jeux de société, ça me passionne pas).