Mardi 16 +++ septembre 1997]

Ce matin je ne suis pas allé travailler parce que j’étais un peu malade. Hier j’y suis allé alors que j’étais déjà dans cet état, mais ce matin j’ai décidé d’en profiter ; comme je ne suis qu’un peu malade, j’ai exagéré lorsque j’ai téléphoné pour prévenir ; mais de toute façon, j’exagère toujours. La réalité quotidienne n’est jamais assez extraordinaire[1]. Toute la matinée j’ai de toute façon tourné très mal à l’aise, parce que je devais essayer de joindre mon directeur de thèse ; malgré le mal de gorge et la fièvre, peut-être surtout lié à l’angoisse en fait, j’ai fumé clope sur clope au chevet du téléphone. Je n’ai pas mis les pieds à Rennes depuis un an, et en plus je n’ai même pas travaillé. D’autres y seraient peut-être allé la bouche en cœur, mais j’en suis bien incapable ; trop peur de la réaction en face.

Puis j’ai passé l’essentiel de la journée au lit, à somnoler (mais à quoi penser en attendant le sommeil ?), et à lire le journal de Samuel Pepys. J’approche de la fin, j’en suis à septembre 1668, et ses problèmes de vue sont de plus en plus préoccupants ; la longueur qu’il consacre à chaque journée a d’ailleurs beaucoup diminué. Ce n’est pas plus mal : toute l’année 1667 il a été assailli par les problèmes du Bureau de la marine avec le Parlement, et ça finissait par ressembler plus à un ouvrage politique qu’à autre chose ; je préfère lorsqu’on sent les gens vivre, comme ce que c’est redevenu (même si le côté découverte est forcément moins là que lorsque je lisais le premier tome ; je commence à bien connaître le décor). C’est une fresque sans cesse riche et foisonnante – nettement plus intéressante que les Mémoires du conte de Gramont, que j’ai lu la semaine dernière. J’avais acheté le livre parce que ça se passe à la même époque, et à la cour de Charles II, mais à part le récit un peu navrant des intrigues amoureuses de la haute aristocratie, c’est pauvre, il y a trop peu de chair ; ce n’est pas mal écrit, parfois amusant, et quelques réflexions sont bien senties, mais ce genre de choses ne peut plus guère intéresser maintenant ; c’est assez vain, quand Pepys est toujours passionnant. Le travail d’écriture n’est pas le même bien sûr, la forme du journal implique plus ou moins la répétition, et moins de recherche stylistique, mais à de nombreux points de vue Pepys est pour aujourd’hui un bien plus grand écrivain que cet Anthony Hamilton et beaucoup d’autres. Lors de la traduction, le style du Journal a sans doute été modernisé, ce qui en atténue la distance d’avec le lecteur d’aujourd’hui : il n’empêche. Et pour ce qui est des intrigues amoureuses, nombreuses dans le Journal, puisque Pepys ne pense qu’à ça[2], c’est traité de façon autrement plus vivante et déliée ; le récit souvent allusif n’en fait que renforcer le relief (là où Hamilton épuise en discours interminables à la mode du temps – la mienne, c’est à craindre), et met encore en valeur les saillies ou les notations scabreuses qui ne manquent pas de venir ponctuer le texte. On se sent beaucoup plus participer à ce qui se passe, être ému avec les personnages (tout l’intérêt de l’écrit privé dans ce genre d’époque : avec le temps la différence avec la fiction tend à s’abolir, mais c’est beaucoup moins apprêté) ; et pour ce qui est de l’écriture même, la prétendre inexistante serait outré : le sabir des scènes pornographiques en est un bel exemple – Pepys y mélange les langues, de façon à ne pas être bien compris s’il était lu, on imagine : drôle de précaution puisqu’il écrivait dans une sorte de sténographie déjà illisible.

Ça devait être une journée de complication pour ma vie sentimentale, selon mon horoscope de la semaine (lu dans le journal télé minable que mes parents achètent maintenant à la place de Télérama), mais il ne s’est strictement rien passé de ce côté-là. Ma vie sentimentale a-t-elle jamais été aussi plate ? inexistante. Ce n’est pas (évidemment !) que j’accorde un quelconque crédit à ces prédictions : mais je m’étais laissé séduire par l’idée. Celles-ci ont donc bien un pouvoir ; d’autant plus grand que l’esprit est faible.

[1] Ce qui tombe sous le sens.

[2] Le 1er septembre 1668, il écrit : « … à la foire, où vis plusieurs attractions entre autre une jument qui compte l’argent et fait maintes choses étonnantes ; c’est ainsi qu’elle vint me voir lorsqu’on lui demanda de rejoindre celui qui, dans le public, aimait le plus les jolies filles en cachettes. Ce qui me coûta les 12 pence que j’avais lancés au cheval, et me fournit l’occasion de besar une fort belle fille qui se trouvait dans la salle, extrêmement commune mais forte belle. »