Sonia est venue chez moi, comme hier, lorsqu’on est sortis du travail. Elle a proposé de me ramener, pas de simplement me déposer au tram, et j’ai évidemment accepté. Une fois arrivé en bas de l’immeuble, je ne voulais pas la laisser filer comme ça, mais comme déjà hier je lui avais proposé de monter boire quelque chose, je ne savais pas si je pouvais renouveler la proposition aujourd’hui sans que je doive faire un pas de plus. Mais elle-même l’a suggéré et j’ai été content qu’elle prenne l’initiative. J’aime sa compagnie. Peut-être que si elle durait trop, j’en sentirais les limites, mais pour le moment je me sens bien avec elle, tout est nimbé d’une douce atmosphère. En fin de semaine dernière, j’ai trop vu le danger qu’il y avait à nous voir ainsi pour apprécier sa présence comme j’aurais pu, parce que c’est elle qui était complètement demandeuse. De savoir qu’elle est tombée amoureuse de moi (c’est en effet ce qu’elle a fini par m’avouer jeudi dernier, au terme de plusieurs heures passées ensemble en différents endroits de la ville. Mais j’avais compris) m’attirait et me rebutait à la fois ; et d’avoir été trop prêt de passer une barrière que je regretterais ensuite d’avoir sauté m’a refroidi ; j’étais content qu’elle s’en aille, je voulais qu’elle s’en aille. Le weekend a remis les choses à plat, et je l’ai vue plus sereinement ces derniers jours. Enfin jusqu’à ce soir ; la situation est vraiment sur le fil du rasoir. D’être seul avec elle chez moi, elle presque ouverte sous la timidité, a failli me faire craquer à nouveau. Je l’ai prise dans mes bras, et je l’aurais bien embrassée. Puis j’ai été pathétique, je l’ai fait souffrir, en disant des choses que j’aurais mieux fait de garder pour moi même si c’est la vérité, que je savais bien qu’elle était amoureuse de moi, mais que moi, même si elle me plaît, je n’étais pas sûr de l’être d’elle. Mais je ne sais pas faire ! C’est compliqué. J’hésite. Je risque aussi de me retrouver le bec dans l’eau si je m’attache à elle et qu’alors elle ne veut plus. Et je ne veux pas. Je pourrais très bien tomber amoureux d’elle, insensiblement, et que ce soit trop tard ; ou pas le moment ; ou finalement pas possible. Là j’ai plutôt la crainte qu’il se passe la même chose qu’avec Laure. Je regretterais de l’avoir attirée, et puis ce serait des ennuis et de la souffrance à n’en plus finir — surtout pour elle, mais je souffrirais de la faire souffrir. Ou je me mettrais à la détester, à moins que ce soit elle. Laure, je ne la vois plus ; c’était trop compliqué. Il y a eu un échange de lettres, et depuis plus rien. Un échange avec pas mal d’hypocrisie de ma part. Peut-être qu’elle me hait. Il faudra pas mal de temps avant qu’on puisse se revoir, et il ne pourra plus y avoir cet intérêt qu’apportait l’ambiguïté du continuel jeu de séduction, qui ne marchait que tant qu’il restait un jeu, un potentiel. C’est le problème de franchir le pas : après, impossible de revenir en arrière, de faire comme si de rien n’était. C’est consommé. Ça fait Alexandre Jardin comme petit discours, mais le moment de la séduction est souvent le meilleur ; bien plus intense. Peut-être est-ce alors simplement être vraiment amoureux que de franchir le pas sans arrière-pensées (ce qui n’élimine évidemment pas la perspective des problèmes que tous les couples rencontrent) ; autrement, il ne s’agirait que du manège éternel entre les garçons et les filles, manège plaisant et nécessaire — du moins auquel on ne peut guère échapper. Mais il ne peut durer non plus indéfiniment. On ne peut s’approcher sans cesse du plus près qu’on peut de la flamme sans en venir à la toucher. Si j’étais hédoniste, et Sonia aussi, on deviendrait amants, et puis voilà ; sans s’engager. Que ça puisse marcher entre nous ne serait pas impossible, mais ce ne serait pas une clause de départ. Nous sommes trop sentimentaux l’un et l’autre. Voilà pourquoi, moi, je ne suis pas près à prendre cinq minutes de plaisir : parce que je sais trop ce que sera la souffrance de l’heure suivante. J’attends le véritable amour, celui pour lequel je serai prêt à faire n’importe quoi. Et je ne crois pas que ça puisse être elle, j’ai trop de recul vis-à-vis de mes sentiments pour elle. Bien sûr, ce soir, une fois qu’elle a été partie et que j’ai su que Joris et moi ne pourrions aller au cinéma comme prévu (aucun Wong Kar-wai de la soirée à l’Apollo), je me suis senti triste et j’ai eu envie qu’elle soit là, je me suis dit qu’elle pourrait être ma copine et que ce serait peut-être bien, mais c’était le sentiment d’un manque plus que d’un désir – hier, ce n’était pas pareil parce que suis allé dîner chez Joris, et que j’ai pu parler de tout ça. Je ne rêve pas d’elle comme je l’ai fait de Sarah, qui me mettait dans tous mes états ; comme je l’ai fait de Bambi, pour qui j’ai aussi failli me mourir d’amour quand bien même, avec un poil de raison, c’était ridicule. L’amour tient à peu de choses. Ces deux filles ne sont pas forcément mieux que Sonia : mais voilà, elle ne me fait pas du tout cet effet de malade. Ça en reste à beaucoup plus d’animalité, ou à une tendresse superficielle, et qui vient d’autant plus vite qu’elle est toute prête à me la donner et que moi j’en manque depuis un bout de temps. D’ailleurs ces derniers temps j’éprouve la nostalgie de ma chère Fanny. Je pense souvent à quand nous étions ensemble, tous les fâcheux épisodes suivants oubliés. Je doute pouvoir retrouver un amour aussi fort que celui que j’avais pour elle. Et ça, c’est impossible avec Sonia. Je le sais. Pour aimer, il faut admirer (ce qui est un sens plus fort de désirer), et en Sonia, je n’ai rien à admirer, malheureusement. Pas même physiquement ; je ne la trouve que « globalement » mignonne. Admirer, c’est être subjugué, ne pouvoir se retenir, quel que soit le domaine qui le cause (plusieurs se mêlent d’habitude, être amoureux, c’est trouver beau et désirable l’objet de son amour, même si c’est loin de se cantonner à la forme du visage ou au cul). Évidemment, c’est le contraire pour elle, le moindre de mes actes est paré de toutes les vertus (ça ne durera pas — j’espère seulement qu’on arrivera encore à bien s’entendre à ce moment), et cette disproportion me gêne. Stéphanie, quoique j’ai pu parfois penser d’elle, et des choses dures, je l’ai adulée. Elle était en bonne part ce qui me faisait vivre. Il y a tant de moments où elle me faisait fondre, littéralement ; là rien. Alors je vois tout ce qui en elle ne me plaît pas, des choses si triviales qu’elles vous en paraîtraient sordides, dans son physique ou ce qu’elle raconte de sa famille — et dieu sait si elle en raconte. Et je suis comme Antoine Doinel dans Domicile conjugal ; il tombe amoureux d’une fille, il tombe aussi amoureux de toute la famille. J’ai envie d’elle parce qu’il est simplement bon d’être avec une fille, de la serrer dans ses bras, de sentir ses gros seins pressés contre ma poitrine. Mais je ne me vois pas du tout assumer tout ce qui va avec. C’est peut-être de la lâcheté, plus on rencontre des gens tard, moins il y a de chances qu’ils soient vierges, et je ne parle pas de sexe. Elle porte trop de choses qui malheureusement me font un peu frémir ; son affreux copain, son histoire, son monde, ses espérances sans rapport avec les miennes. Autre chose d’idiot : j’ai trop parlé d’elle au moment où je trouvais la situation lourde à porter. En fin de semaine dernière, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai trop dit que je ne succomberais pas, pour donner de l’épaisseur à la décision que je craignais de ne pas savoir prendre, pour pouvoir revenir sur mes pas. J’aurais trop peur que mes amis la trouvent banale (elle l’est). Et que j’en pâtisse. J’ai déjà eu ce genre de réaction. Manque d’indépendance ou façon de me confirmer de résister à un désir sans issue. Après le portrait qu’a dressé d’elle Marie-Charlotte jeudi soir au Saguaro à partir de sa simple silhouette à une autre table du bar, Marie-Charlotte pour qui j’ai au contraire une admiration largement irraisonnée, je ne peux pas faire autrement. Les autres parfois savent mieux que nous, même si leur avis en lui-même a peu de poids.