Lundi 10 novembre 1997

Weekend plus mouvementé qu’à l’habitude, et occupé par des choses un peu différentes, ce qui n’est pas plus mal. J’attends maintenant Sonia, qui vient passer la nuit ici, mais elle n’arrivera que vers minuit. J’espère que ça se passera bien. Vu l’incertitude de mes sentiments, je ne suis jamais bien sûr de mon attitude la minute suivante ; tout à l’heure, j’aurais bien fait l’amour tout de suite, mais comme je devais partir et elle aussi, on en est resté là : il ne faudrait pas que l’attente brise mon élan (je ne suis pas sûr que ce ne sera pas le cas). Pour le moment, je bois du café pour ne pas m’endormir. J’ai téléphoné à Arnaud, qui m’avait laissé des messages ces deux derniers jours, mais la conversation n’a pas été très soutenue. Ce soir il fallait lui arracher les mots de la bouche, comme cela arrive souvent. Il attendait que Sophie rentre de son travail ; lui glande pas mal ces temps-ci. Il m’a confirmé ce que j’avais cru comprendre, qu’Adeline était bien hospitalisée depuis une semaine, à cause des contractions qu’elle a eu, qui ont fait craindre qu’elle accouche (et c’est bien trop tôt, elle est encore à moins de sept mois) ; contrairement aux prévisions, il va falloir qu’elle reste encore à l’hôpital, pour être surveillée, et parce que les médicaments anti-contractions qu’on lui administre sont en perfusion. Au pire, elle devra rester jusqu’à ce qu’il soit l’heure de déclencher l’accouchement. C’est le risque avec les jumeaux, il paraît. Mais elle a bon espoir que ce ne soit pas le cas — peut-être parce que c’est toujours ce qu’on a ou veut avoir, bon espoir. Je l’ai appris il y a peu ; j’en étais resté à leur crémaillère il y a dix jours, où tout allait très bien, et où elle portait fièrement son ventre bien plus gros qu’un ballon de foot.

 

Entre samedi et dimanche, deux fois au cinéma, ce qui est très rare, et pour voir deux films de Takeshi Kitano : à l’occasion de la sortie du dernier, Hana-Bi, l’Appolo en reprogramme deux cette semaine, Kids Return, et Sonatine, que j’avais ratés à leur sortie, malgré tout le bien que les critiques à mon goût en disaient. Bonne initiative : à chaque fois la salle était complète ; même si elle n’était pas grande, ça mérite d’être noté, ce ne sont pas des films très grand public[1], et en VO japonaise sous-titrée. J’y suis allé avec Georges, comme moi grand fan du cinéma de l’Extrême-Orient occidentalisé, mais aussi de John Woo, depuis qu’il en a vu plusieurs en vidéo chez Père l’an dernier, et qu’il s’intéresse à la mise en scène d’une toute autre façon maintenant qu’il réalise lui-même un peu. Ce dont on parle beaucoup à ce sujet, c’est notamment la manière dont ces cinéastes renouvellent les scènes de combat avec des armes à feu (toujours des calibres monstrueux). Mais l’inventivité est loin de se résumer à ça. Si Kids Return reste assez classique, seulement pas mal à mon avis (l’histoire de deux mecs qui losent au lycée, et se lancent — pour finir bien déçus — l’un dans la boxe[2], l’autre dans la mafia pour devenir quelqu’un), Sonatine va beaucoup plus loin. Il y a parfois dans ce film une distanciation très godardienne par rapport au récit (ce n’est peut-être pas des plus nouveau, mais je l’ai peu vu utilisé de cette manière) ; à certains moments, ça dérape complètement, les personnages allant jusqu’à devenir des jouets mécaniques — on ne sait alors plus très bien dans quel ordre on se situe. C’est plutôt rigolo ; de même que de nombreuses scènes de jeu absolument loufoques : ces Yakusas isolés sur une plage d’Okinawa à attendre des instructions, et qui attendent en fait sans le savoir le moment où ils seront descendus à grands coups de flingue, passent leur temps à jouer, ils creusent des pièges dans le sable pour y faire tomber leurs camarades, jouent au frisbee, font du découpage, une bataille de feux d’artifices la nuit (et leur chef trouve plus marrant de tirer parfois des vrais coups de revolver), etc. Ce qui me semble intéressant, c’est cette façon de faire entièrement passer la psychologie dans les situations, plutôt que dans les dialogues ou les expressions des personnages. Le film est d’ailleurs très économe en paroles ; le chef, le yakusa qui en a marre, veut décrocher, et ne comprend pas bien pourquoi ses patrons l’ont envoyé à Okinawa régler un obscur conflit entre clans locaux, interprété de manière très économe par Kitano lui-même, parle très peu, ses répliques dépassent rarement une phrase ; il ne fait presque que se marrer ; et regarder. C’est une narration très elliptique pour ce qui est des explications. Le refus de la psychologisation passe aussi par le hiératisme des personnages, et en particulier dans les scènes où ça défouraille à tout va (on y revient ; mais c’est vrai que ce sont de grands moments). Là où le type mis en joue devrait se liquéfier de peur ou bien fuir dans une situation « réaliste », il ne bouge pas, pas un muscle de son visage ne tressaille ; il attend simplement que le coup parte, comme si c’était chose naturelle et de toute façon inéluctable. Et le plan se poursuit, laisse le sang gicler du front troué et s’écouler en un jet lent et épais sur le sable. Sans jamais que ce soit pornographique. Il en exhale même un calme surprenant. Une grande beauté, finalement. Je ne sais si c’est lié à la mentalité japonaise, mais ce qui ressort, un jour après la projection, c’est vraiment ce caractère si inéluctable de la mort que rien ne sert de la craindre (même si le chef avoue — mais toujours en riant — à une fille qui pense qu’il ignore la peur, qu’il a peut-être tellement la trouille au ventre que la mort en deviendrait un bienfait), ni de rien modifier de l’existence lorsqu’on l’attend. Je ne veux aucunement ici parler d’un quelconque « message » de courte philosophie, simplement de ce qui pourrait « résumer » le film. Lorsqu’il a flingué à grands coups de rafale de mitraillette tous ceux qui l’avaient trahis et l’avaient envoyé au casse-pipe[3], le personnage de Kitano ne se dérobe d’ailleurs pas : il se tire une balle dans la tête.

[1] Kitano, honnête, déclare lui-même que ses films ne sont pas destinés au grand public (alors qu’il par ailleurs est au Japon une star de la télévision populaire).

[2] C’est un gros festival de coups de boule — une boxe pas toujours orthodoxe, il faut bien le dire.

[3] Une scène originale, où la fusillade est (plus ou moins) prise du point de vue d’un de ses hommes dans la rue : on ne voit que les éclairs de l’arme dans le noir.

J’en suis sorti abasourdi. Sans avoir le temps de trop y réfléchir, je suis allé rejoindre Mathix au tram pour aller aux festival des Inrocks. Mais après ça, je n’étais plus très motivé pour voir autre chose de la soirée, et je suis allé à l’Olympic en traînant les pieds. Samedi, ça a été le contraire, il a fallu qu’on se dépêche de quitter l’endroit où on était pour ne pas rater la séance : une boum chez Jérôme et Marie ! J’avais complètement oublié ce truc-là quand Joris m’a appelé vers 14 heures pour dire que Loïc avait obtenu qu’on soit tous les deux invités aussi. Si être là où Jérôme est signifie avoir trouvé le truc in à faire, aller à quelque chose qu’il organise, c’est vraiment le top du in ! Il y avait d’ailleurs Katerine et un membre des Rabbits, ainsi que plein de gens des Beaux-Arts aussi naturellement seventies que la fête. Au début, j’ai vraiment craint que Joris et moi on s’emmerde, vu le peu de monde qu’on connaissait, mais c’était pas mal en fait, rapidement détendu. Et comme tout le monde, on a passé le temps à boire (aussi tôt dans la journée, je n’ai pas l’habitude) — ce qui fait qu’on est arrivé au cinéma assez cuit.

Hier soir, j’ai eu de la difficulté à entrer dans les concerts. Mis à part le premier groupe, je ne les ai d’ailleurs pas regardés en entier. Je me fatigue maintenant vite, et je n’ai plus le même enthousiasme ; j’y vais plutôt pour voir, en général, et me faire surprendre n’est plus aussi facile. J’ai plus la curiosité de ce qui se fait, mais je me sens moins y participer — ou plus de la même façon. Le second groupe, de la pop rock galloise de jeunes gens énervés (mais qui sonne comme un compromis entre Blur et Oasis ; pas vraiment nouveau) ne m’intéressait même tellement pas que je n’en ai vu que trois ou quatre morceaux, histoire de voir la tête qu’ils avaient : j’ai passé le reste du temps au bar en sous-sol. Pareil pour Jay Jay Johanson : à la moitié du concert, je n’arrivais tellement plus à retenir mon envie de pisser que j’ai dû sortir de la salle ; et comme Mathieux trouvait que c’était du mauvais easy listening, il m’a suivi, et on a encore attendu la fin en discutant au bar, qui diffusait le son de la salle. C’est pourtant principalement ça que j’étais venu voir (je ne suis pas d’accord avec son dédain), mais je n’ai pas eu envie de remonter. Il y avait trop de monde, il aurait été tellement plus agréable (mais c’est chimérique) de voir le concert dans un endroit comme le Pannonica, assis et dans un cadre plus intime. L’écouter suffisait presque. Enfin je trouve que l’album est très bon, il aura été une des surprises de l’année ; mais de le voir joué sur scène n’apportait pas grand-chose de plus. Le meilleur a été finalement après : ne sachant pas trop bien si c’était fini, je suis remonté pour chercher Madeleine qui devait me ramener, et le DJ du groupe continuait à mixer, une ambiance très feutrée, dans laquelle on avait envie de se lover. C’était si agréable que je serais bien resté encore longtemps à l’écouter en dodelinant de la tête. Le premier groupe également, un quatuor écossais du nom de Mogwai (drôle de nom), m’a bien séduit. Probable que j’achète l’album cette semaine. J’ai encore un peu de mal avec la musique instrumentale, qui revient de plus en plus à la mode[1], mais là c’était tellement prenant que je me suis à peine rendu compte qu’il n’y avait pas de chant. Une musique atmosphérique et aux longs morceaux jouée par des gens qui n’avaient l’air de rien, avec de brusques décharges de tension d’une grande brutalité, comme du Pixies énervé qui se serait coincé les doigts dans la prise. Pour le reste, proche d’un son anglais qui trouve une ascendance dans My Bloody Valentine ou Joy Division, et parfois, on n’était pas bien sûr qu’ils n’étaient pas en train d’accorder leurs guitares plutôt que de jouer (du moins ce qu’on entend traditionnellement par jouer) : genre de choses fait pour me plaire.

[1] Il y a peu encore, la seule idée qu’un groupe de rock puisse ne pas chanter était ahurissante et ringarde. Je me souviens d’un trio instrumental de 4AD, il y a une bonne dizaine d’année : c’était pour moi un véritable ovni ; on ne pouvait s’empêcher de penser qu’il lui manquait quelque chose — pour ne pas dire l’essentiel. Genre ils avaient perdu leur chanteur et n’avaient pas réussi à le remplacer. C’est con quand on y pense. Mais il faut du temps pour se détacher de ses clichés. D’un point de vue historique récent, il y a l’influence de la techno, et des groupes novateurs comme les Américains de Tortoise pour y pousser — je ne les connais presque que de réputation, mais leur aura est déjà mythique. Pour moi, il y a aussi l’ouverture à des genres de musique différents, au premier rang desquels le jazz et quelques bribes d’expérimental. Dans le rock (et quoique certains aiment à les en exclure) ces mouvements ne m’ont pas encore conquis, mais la place à donner au texte, et donc à la voix, en est déjà devenue problématique. Il me semble acquis qu’il faut répudier le format traditionnel de la chanson pour le moment dans un contexte « rock », et écrire les textes que j’ai promis à Clément à Montréal pour ses chansons en est d’ailleurs rendu malaisé.