Joris et moi avons passé la soirée avec Paul : il s’attend même à ce que ça finisse d’un moment à l’autre ; avant que l’année ne s’achève. Victoria n’est pas claire : elle avait laissé un petit message tout gentil sur le répondeur, qu’on a trouvé une fois chez lui. Peut-être une manière de montrer qu’elle existe encore. Depuis trois mois elle tergiverse, mais l’histoire est partie sur les mauvais rails. Longue soirée à boire autour de la table, à fumer une infinité de cigarettes comme d’habitude, et à parler assez librement de choses intimes (de sexe évidemment — chacun en connaît un rayon sur les pratiques des deux autres — mais, sans trop savoir pourquoi, j’ai aussi parlé de mes visites chez le psy, que j’avais tues jusque là[1]). Avant de partir il a fallu qu’on couche Paul, tellement il était bourré : signe que ça ne va pas fort, j’ai bu autant sans en ressentir du tout les mêmes effets ; Joris, lui, boit moins.
Un élément désagréable dans cette soirée dans les règles entre garçons célibataires (ou presque) : la question sempiternelle – elle revient tous les ans – du « Premier de l’an » (du réveillon du 31 en fait). Joris et moi avons enregistré beaucoup de défections déjà pour notre proposition à Méliniac, et Paul a argumenté avec virulence pour justifier le fait qu’il ne sera pas là. Je n’ai pas compris ses raisons : il n’a tout simplement pas l’air de vouloir. Le problème est que moins on a rassemblé de monde, plus il y aura de défections supplémentaires, et qu’organiser quelque chose n’aura plus d’intérêt. Découragé, j’ai envie de laisser tomber et d’attendre. C’est une déception ; pour nous, le Premier de l’an était en quelque sorte la fête sacrée, et ça se délite. On voulait poursuivre l’idée d’un thème, faire quelque chose de bien, qui nous plonge dans une ambiance différente. Mais ça nécessite qu’on ne soit pas trop nombreux et tous motivés. Pas une de ces grosses fêtes impersonnelles ou chacun apporte une bouteille et une quiche ratée et se murge consciencieusement. Mais on n’aura pas réussi à fédérer assez de monde pour que ça en vaille le coup.
Tout ça approche à grands pas, mais j’aimerais que ça n’ait pas lieu. Soit déjà passé. Depuis que l’enfance est terminée je dis un peu ce genre de choses chaque année ; mais cette fois, entre le réveillon de Noël au Pont chez les parents et ce projet qui foire, rien vraiment d’enthousiasmant (j’ai tellement eu l’habitude toute l’enfance et même après des Noëls avec toute la famille Vaillant réunie ou une bonne partie, à Méliniac jusqu’à récemment, que le fêter avec juste Papa, Maman, Joris et Madeleine, dans la maison où nous avons grandi au quotidien depuis quasi vingt ans me paraît pauvre. Et puis ce n’est pas comme si je me sentais à l’aise en famille).
Joris, lui, pense plutôt que dans Le Goût de la cerise le personnage finit en effet par se suicider comme il l’a prévu. Il se fonde sur le fait que les paroles du vieux ne sont guère suivies d’actes par l’homme (lorsqu’il lui dit par exemple « Ainsi, vous ne connaîtrez plus le goût de la cerise ? »), mis à part celui d’aller se coucher avec méthode dans le trou qu’il a creusé, et sur celui que le film intègre à ce moment un long plan noir qui signifierait la fin, la mort. Des arguments de poids, qui m’ont convaincus sur l’instant, je n’ai rien trouvé à rétorquer (et il faut aussi savoir laisser à l’autre ces petites victoires sans importance). J’avais un peu sauté l’analyse du sens de ce passage ; mais en y repensant, pourquoi cet écran noir, où les bruits de la nature persistent, ne constituerait-il pas une image de l’attente, une image de l’incertitude du personnage sur la décision à prendre — incertitude que lui a bien instillée la parole du vieux ? Les sons de la nature me semblent justement la vie. Mais peut-être cette analyse est-elle le fruit de mon idéalisme, invétéré quand il le veut.
Rentré, 2:05. Excellente soirée chez Coline et Loïc, toute de cohésion entre nous, avec Joris, Mathieux, Marko (même si Coline ne participe que du bout des lèvres à nos enthousiasmes batailleurs), autour d’une raclette copieuse, de vin et de quelques pétards. Entre les problèmes de Mathieux avec leur copine Vanessa, beau masque envahi par ses névroses, racontés avec son inimitable volubilité, et les imitations de Marko à propos de son année d’enseignement à Dunkerque, il y a longtemps que je n’avais autant ri.
[1] Paul a fait celui qui savait, ou n’était pas étonné, mais je ne crois pourtant pas en avoir parlé. Peut-être a-t-il pu faire un amalgame avec le fait que ces sujets-là m’intéressent et que j’en parle souvent. Mais j’évite d’évoquer de façon directe mes expériences personnelles ; non que ça me gêne tant que ça : ce n’est simplement pas le lieu.