Dimanche soir 25 janvier

Weekend à Angoulême, dont je reviens juste, la grise Angoulême, où régnait un froid d’enfer (mais où il n’a pas neigé, au contraire des espérances — un grand café de la place des halles, dans lequel on s’est réfugié un moment samedi après-midi, avait été jusqu’à brancher son poste de télé sur la chaîne météo du câble pour en être plus sûr). Weekend longtemps reporté, puisque Joris et moi l’avions initialement prévu courant novembre : c’est qu’il a fallu décider Paul et Père, d’accord pour venir, mais jamais disponibles. Le Festival de la bande dessinée a fait l’affaire. Pour nous, il avait peu d’importance : c’est pour Greg et Bérengère qu’on y allait ; leur déménagement en décembre 96 dans la maison qu’ils occupent avait été un très bon moment. Passer quelques temps avec eux est toujours sympa (j’irai jusqu’à croire qu’ils pensent un peu de même à notre égard). On aura d’ailleurs peut-être l’occasion de revenir bientôt, puisqu’ils déménagent à nouveau d’ici fin février : la maison est jolie — et bien aménagée — mais l’humidité y fait tout moisir.

À part un tour au festival, le truc un peu obligé, on n’a quasi pas bougé, commençant par faire les fous dans la maison vendredi jusqu’à six heures du matin, après une collation autour d’un plateau de fromage conséquent et une épique discussion virant à la prise de bec entre Joris et Père : celui-ci estime que Pierrick Sorin n’est qu’un « parasite de l’art », comme il l’a répété avec emphase et conviction : il n’apporte rien, et ne vaut pas plus que cinq minutes de rigolade. Ça ne pouvait laisser mon frère sans réaction, et a fini par nous mener, de proche en proche, sur les habituels terrains compliqués de la théorie de l’art. Art dont Père a peut-être une conception trop sérieuse : un brin rigide. Ce qui est d’autant plus bizarre qu’il est grand fan du dessinateur Lewis Trondheim. Celui-ci me paraît se situer dans un registre proche de celui de Sorin : à une légèreté qui n’est pas feinte et souligne une modestie salutaire de la conception de son travail, d’autres choses sont mêlées qui le sont beaucoup moins – une culture importante, aussi une inquiétude morale palpable. La nuit a ensuite été courte, et le mal de tête tenace le lendemain au réveil ; pour ne rien arranger, comme c’est le cas dans ces périodes de retrouvailles, on fume clope sur clope, sans même savoir si on en a envie. Toujours est-il que je me suis senti cotonneux toute la journée, et n’ai pu faire aussi long feu le soir. Surtout que le temps a continué à s’étirer, lorsqu’on attendu des heures BT et Pedro, un autre copain de Père, et sa copine, qui arrivaient de Poitiers pour le festival (Pedro ce n’est pas son vrai nom, que je connais pas) : d’abord dans le brouhaha puissant du grand café sur la place des halles, puis à se geler les burnes et battre le pavé du trottoir. Déjà que je n’avais pas vraiment envie d’aller voir les stands et les expos, j’étais pas loin de rendre les armes. J’imaginais de maigres expositions de planches, et une cohue indescriptible dans les chapiteaux (je ne me suis pas trompé), où tout le monde veut faire dédicacer les albums qu’il vient d’acheter, prêt à attendre une heure ou plus s’il le faut s’il le faut. Je me voyais déjà défaillir.

Mais le simple fait de me balader dans les allées, de jeter un œil aux albums et aux revues sur les stands m’a passionné. Si je ne m’étais pas retenu faute d’argent j’aurais acheté vingt trucs au moins. Ce n’est que partie remise. Je lis de la BD, pas beaucoup mais avec plaisir, mais je suis rarement subjugué. Même avec des gens comme Tardi ou Prado, que je trouve pourtant talentueux. Sans doute parce que je ne connais que des auteurs finalement assez classiques, et que ça peut avoir un côté poussiéreux[1]. C’est en fait un monde foisonnant, où les quelques grands éditeurs et les habituels 85% de navrant cachent des expressions qui m’ont semblé parmi les plus vivaces et les plus novatrices de l’art de notre époque. De nombreux petits éditeurs, qui varient les formats, impriment sur de beaux papiers (Ah, les horribles 21×29,7 en quadri sur papier plus ou moins glacé. Ce contact-là, déjà, m’agace), et surtout dénichent des talents faramineux, se débarrassent des normes (dont celle de « savoir bien dessiner »). L’Association, par exemple, qu’a co-fondé Trondheim, et d’autres du même type, pour qui la rentabilité commerciale n’est pas le premier critère. Père (qui s’y connaît – mais a lui aussi des goûts classiques ou de son temps) a beau dire que c’est devenu une entreprise qui veut gagner de l’argent, que ce n’est plus comme avant, je suppose que c’est encore assez différent des autres éditeurs. Et ce sont ces éditeurs qui font accéder la bande dessinée au rang d’art à part entière : de médium artistique qui dit et fait quelque chose sur notre époque, lui apporte un sang nouveau, et réfléchit sur lui-même. Mon histoire est sans doute très schématique, mais pour moi – je découvre –, c’est une révolution, tant dans le graphisme que le récit ou la conception même de ce que peut être un album.

J’ai regretté d’être parti en n’ayant vu qu’un chapiteau sur les deux lorsque sont revenus Greg et les autres : le stand de L’Association était justement dans le second, et ils en ont tous ramené des petits formats à seulement 20 balles, de la collection « Pattes de mouche », qui a des numéros formidables : deux de Trondheim notamment — un qui pousse à ses limites le principe du rebondissement[2], Imbroglio, et une suite de syllogismes sur la mort. Si j’ai un peu moins apprécié les albums de Lapinot qu’il a fait pour Dargaud, je les trouve un peu plus faibles que ce que j’avais lu/vu de lui avant, ces deux-là, il faudra absolument que je les achète. Mais sur le moment j’étais trop fatigué. Et l’heure passée en compagnie de Berry et de la copine de Poitiers n’était pas à regretter. Je suis tombé sous le charme de cette fille. On a bu du thé, elle a raconté le conte qu’elle met en musique pour sa maîtrise de musicologie, et tout ça m’a rendu très heureux. Sa manière d’être m’a beaucoup plu, comme son visage. Son seul défaut — Joris et moi l’avions remarqué en contrepoint discret de ses qualités la première fois qu’on l’a rencontrée — c’est qu’elle a vraiment de grosses fesses. Berry elle-même l’a remarqué, pour ajouter qu’elle aussi (pas autant ; et elle sait s’habiller pour se mettre en valeur).

Le soir, dîner dans un restaurant antillais foireux. Bérengère en a été contrariée, s’estimant responsable du choix : c’est en fait juste le premier qui, au téléphone, ne s’est pas déclaré complet ; peut-être pas pour rien, mais à Angoulême pendant le festival, tout est bondé. Au retour ce soir, arrêt (traditionnel) au MacDo à la sortie de Niort. Un peu à ma surprise il était bondé lui aussi ; on y a fait un peu tache.

[1] Ce n’est pas que je sois contre le classique : j’ai toujours eu l’intention d’acquérir, quand j’aurai de l’argent, la collection complète des Astérix, par exemple. Mais c’est une sorte de madeleine de Proust — en tout cas un plaisir lié à la réitération (même s’il s’appuie sur plein de moments qui relèvent du génie).

[2] Un procédé qu’il utilise beaucoup : Mildiou, que j’avais offert à Georges il y a un an ou deux, n’était qu’une poursuite sur cent pages. Soit refaire Robin des bois en ne gardant que le duel final, et avec un lapin maladroit à la place d’Errol Flynn.