Clément a dormi chez Joris à la fin de la soirée. Vers une heure (je n’étais pas levé depuis longtemps) on s’est retrouvé chez lui pour aller au musée des Beaux-Arts. Comme il faisait beau, j’y suis allé à pied, en lisant Pereira prétend, un roman de Tabucchi très abouti que j’ai acheté il y a quelques jours (et puis Lisbonne, autre annonce des beaux jours !). On a un peu traîné à écouter la cassette de l’album de Sabord, sur laquelle Clément salivait depuis des mois, ce qui fait qu’on est arrivé trop tard au musée : on a bien pu entrer, mais le problème, c’était le monde — le dimanche, c’est gratuit. Il y a une grosse exposition Kandinsky, ça attire les gens. Il y en a déjà un certain nombre à demeure au musée, de la période Bauhaus (des petits tableaux avec des figures géométriques dispersées sur un fond de couleur, en gros), mais à cause de la rénovation de Beaubourg, une grande partie du stock voyage : depuis les premiers travaux au tournant du siècle jusqu’aux abstractions classiquement kandinskyennes des années 30, en passant par le blaue Reiter. Des tableaux, mais aussi beaucoup de gravures, des aquarelles. Pour tout dire, je ne suis pas fan ; tous ces petits zigouigouis dans tous les coins me fatiguent. Je préfère sa période figurative, avec ces surfaces lourdement délimitées de noir, et ces couleurs profondes, qu’il a trop délavées par la suite à mon goût ; de cette époque, je me sens de toute façon beaucoup plus proche du travail de Jawlensky, ou de Paul Klee, dément. Là, ce qui m’a le plus intéressé, c’est la masse rassemblée de catalogues d’époque, ouvrages divers, revues, où le travail sur la mise en scène de la page et de l’écrit est quelque chose de fort. Mais le monde c’était vraiment un obstacle, il faudra revenir un autre jour, payant (ce n’est quand même pas hyper cher ; et donner de l’argent à un musée c’est bien). Comment apprécier, pénétrer les œuvres dans ces conditions ? Ça devient du lèche-vitrine le samedi après-midi dans une galerie commerciale. On a même croisé Paul, venu, étrangement, tout seul voir l’expo : ça m’a étonné de sa part. Il avait les cheveux encore mouillés de l’eau de la douche. On sort le samedi soir, alors évidemment, la moitié du dimanche, on ne la voit même pas.
À la sortie, passés chez Victoria pour prendre le goûter — accompagnés de Paul, qui lui avait acheté des cigarettes (on voit bien où il en est[1]), et discuté de leur asso, et d’Orlan, l’artiste qui fait des performances chirurgicales sur son propre corps (elle s’est notamment fait greffer sur chaque côté du front de ces petites prothèses qui servent d’habitude à rehausser les pommettes. À voir, c’est plutôt glaçant), et qui questionne par là l’image de la femme : son travail est toujours exposé à l’école des Beaux-Arts, et Clément avait de son côté assisté à une de ses conférences à Montréal — le genre de grand sujet polémique comme on aime. Ce soir, je prépare le gâteau pour l’anniversaire de Madeleine demain.
Je suis profondément heureux que Clément soit rentré. Il y a de fortes chances qu’il se marie cet été au Québec… Drôle de surprise ! S’il le fait, c’est moins à cause de convictions personnelles que pour avoir le droit d’y rester et d’y travailler (pas toute sa vie, mais quelques temps). Berry, avec son petit côté romantique, était aussi très heureuse de la nouvelle.
[1] D’après des rumeurs colportées par Broerec (qui les tient bien sûr d’Ermold le Ragoteur et de Marie-Charlotte, toujours sur la brèche pour ça), ils ont remis le couvert une fois ou deux, dont la nuit après qu’on ait fini à manger du riz et des croquettes de poisson pané chez Victoria sur le coup de deux heures du matin. Ça redonne peut-être de faux espoirs à Paul. Une histoire au schéma aussi classique que simple en fait — un des cas d’école de la rupture amoureuse ; celle qui prend son temps. Mais j’en parle bien à mon aise…