Dans un article des Inrocks, je suis tombé sur cette déclaration d’un personnage de Depuis deux mille ans, roman du Roumain Mihail Sebastian. À peu de choses près elle pourrait venir de la bouche d’Ermold le Noir :
« Toute action violente est une bonne action. “À bas les youpins !” était une imbécillité, d’accord ! Quelle importance ? Ce qui compte c’est de réussir à ébranler quelque chose dans le pays. Commençons par les Juifs si on ne peut pas faire autrement, mais finissons par le haut, par un incendie général, par un séisme qui n’épargnera rien. À l’époque, j’avais cette ambition, j’avais surtout cet espoir. Et sache que je ne l’ai pas perdu. J’étoufferai si rien d’autre n’éclate. »
La référence aux Juifs est devenue aujourd’hui assez taboue, évidemment, pour qu’il ne soit probablement pas d’accord ; et il rejetterait aussi le rapprochement avec l’extrême-droite que le texte implique. Mais il suffirait de modifications minimes pour qu’il convienne : d’autant plus que, c’est bien ce qui est écrit, le prétexte n’a que peu d’importance ; on peut tout aussi bien en trouver un autre. Ermold le Noir vit dans la nostalgie de mai 68, qu’il n’a pas connu bien sûr ; du situationnisme : une incapacité à se révolutionner soi-même plus qu’autre chose à mon sens (j’en parlais il y a un an tout juste, à l’ouverture du livre précédent de ces notes). Le fait historique en lui-même, point d’ancrage du fantasme, ne me paraissait pas si déterminant que ça. De retrouver ce même genre de conception de la vie[1] à une autre époque encore ne fait qu’accréditer plus encore cette idée. Moi ça m’évoque autre chose : le fait qu’une branche de mes aïeux a connu les circonstances décrites par Sebastian, ou peu s’en faut ; et que certains ont pu (j’en ignore tout) tenir de tels propos.
Les journalistes ont bien illustré par leurs propos (avec une hargne à laquelle je ne m’attendais pas) les passions que suscite Jünger encore aujourd’hui quand on l’évoque ; dernier en date Michel Polac sur France Inter tout à l’heure, qui l’a traité de « fumiste », de « Le Pen des années 30 », assurant que s’il n’avait pas été nazi, c’était seulement « parce qu’Hitler était trop populo, un petit caporal alors que lui-même était officier », et autres fleurs aberrantes du même acabit. Face à ce déferlement, je vais garder mon admiration pour moi – une admiration qui ne concerne d’ailleurs même pas tout ce que j’ai lu de lui loin de là, parfois assez ennuyeux, comme l’est Le Jeu des perles de verre d’Hermann Hesse en regard d’autres de ses romans (je pense bien entendu ici aux Falaises de marbre). C’est le Jünger du Journal qui me fascine. Ça me chagrine parce que j’aime bien Polac ; j’aime bien la littérature qu’il défend (en effet loin de tout ça). Peut-être réagit-il ainsi dans le souvenir de son passé de résistant ? Je ne nie pas – enfin pour ce que j’en connais – les positions politiques de Jünger, ni qu’on puisse les juger avoir été des erreurs ou des fautes ; je ne dis pas non plus que je les partage. Sa façon de voir la guerre après avoir été quatre ans dans les tranchées me semble, par exemple, tout à fait incompréhensible (tout cela est heureusement très loin de ma propre expérience, si même on peut parler d’expérience à mon sujet). À quel niveau fit-il de la politique, d’abord ? Il affirme dans La Cabane dans la vigne n’avoir jamais rencontré Hitler, par exemple, même s’il a été plusieurs fois en contact avec lui à divers moments avant la guerre (en général en tant qu’écrivain, et en particulier à propos d’Orages d’acier)[2]. Ensuite, il ne me semble pas normal qu’on fasse un aussi bon compte du contexte, assez différent d’aujourd’hui pour qu’il soit difficile de se le représenter avec clarté. C’était une période de crise et d’instabilité énormes, avec des enjeux sociaux que nous ne connaissons plus, une histoire qui n’est plus la nôtre. Comment chacun aurait réagi ? qui plus est selon ce qu’on aurait été socialement ? Et Jünger était jeune, dans les années 20, lorsqu’il était proche de l’extrême-droite ; même pas trente ans. Quoiqu’il ait fait en tout cas, il ne fait pas partie, ou alors je n’ai rien compris, des gens qui ont porté Hitler vers pouvoir avant 1933 ; mais comme c’était une des rares personnalités survivantes de cette époque désormais lointaine, il prend un peu pour les autres, dirait-on. Et puis c’est balayer son évolution ultérieure. Ça fait penser à la levée de bouclier générale lorsqu’on a appris que Mitterrand avait eu la francisque à Vichy. Il faut le dire, bien sûr. Mais on ne peut pas faire comme si la personne était restée la même, ni se donner aussi facilement le droit de juger depuis la chaise dont on n’a pas levé le cul – ce que condamne Jünger, d’ailleurs Jünger avoue lui-même que certains des propos de son livre Le Travailleur ont été détournés en formules par les Nazis, qui les ont déformés ; mais peut-on imputer aux penseurs du communisme les crimes de Staline parce qu’ils ont inspiré la révolution bolchevique ? Ça fait penser à la manière dont Le Livre noir du communisme, ce gros bouquin de Stéphane Courtois publié à l’automne, brade (avec des approximations à ce qui est dit) l’idéal communiste parce qu’il a connu des dérives sanglantes : ce qui a d’ailleurs provoqué nettement moins de réactions virulentes chez le commun des journalistes, qui l’a pris pour argent comptant – mais pas Polac, reconnaissons-le.
En fait, j’ai l’impression que Jünger est quelqu’un qui ne correspond plus du tout à notre époque. Ses références se situent d’abord dans un passé (en partie mythifié) devenu trop étranger. Que Mitterrand l’ait admiré ne surprend pas : lui aussi, par sa culture, les écrivains qu’il aimait, était un peu un homme du passé, ancré dans le XIXe siècle. Ses références, mais aussi — surtout peut-être — cette apparente impassibilité, qui témoigne d’un rapport à la souffrance qui n’a plus cours : certainement une des choses qu’on lui reproche, et qui masque ce qu’il a pu faire de bien ; cela paraît désormais scandaleux. Comment ne pas être considéré comme froid, hautain et dédaigneux lorsqu’on professe une hauteur de vue si opposée aux manières actuelles ? J’ai du mal à trouver les mots justes ; je crois qu’on trouverait chez Kundera de quoi préciser ce que je cherche à exprimer : j’ai du moins lu dans le magistral L’insoutenable légèreté de l’être[3] des choses qui ont provoqué des réflexions de ce type. Jünger était complexe ; mais ce qui m’étonne est qu’à l’heure où c’est ce qu’on cherche dans les personnages de fiction, jamais plus intéressants que s’ils révèlent de multiples couches qui s’interpénètrent et se contredisent, on le rejette chez lui, condamné pour ses aspects qui nous conviennent le moins. Est-ce parce que le personnage public doit être sans tache ? Ce serait alors un drôle de mouvement, que de rejeter dans la fiction, comme pour mieux le circonscrire, ce qui gêne dans la réalité.
Téléphoné à Paul, qui, je m’y attendais, n’était pas chez lui ; il laissait sur le répondeur le numéro d’un portable où le joindre. J’ai pensé que c’était celui de Sorin, avec qui il doit travailler dans ces eaux-là ; mais c’était peut-être tout aussi bien celui de Petit-Fruit-Des-Bois, cette copine parisienne de Marie-Charlotte aux lèvres rouges comme une cerise avec qui elle essaie de le coller depuis début janvier : je sais qu’elle vient pour le vernissage de l’expo demain. Cette supposition m’a rendu jaloux, même si la demoiselle me semble un peu pimbêche. Que ce soit l’une ou l’autre de ces solutions, j’ai surtout envié sa liberté, et maudit les mauvais choix qui me clouent dans cet appartement exigu toute la journée.
[1] Que je partage aussi un peu, mais j’en vois les limites (qui peuvent n’être au contraire que le fruit de mon incapacité à penser la chose avec suffisamment de profondeur ; je peux me tromper, après tout).
[2] On sent d’ailleurs qu’il cherche alors à se justifier ; c’est sans doute au moment de l’épuration, qui lui a cherché des noises auxquelles l’intervention de Bertolt Brecht — le nazi bien connu — a mis fin.
[3] Qui a rejeté bien loin mes doutes jusque là au sujet de l’œuvre de Kundera. Même si ce sont un peu ses défauts mêmes qui se transformaient là en qualités.