La nuit a été courte, et entrecoupée de nombreux moments d’insomnie, ce qui ne m’arrive que très rarement. Levé dès à sept heures, deux heures avant le réveil : un nouvel exploit. Est-ce sous l’influence de Jünger, qui fut insomniaque au moins pendant toute la période de la guerre ? J’ai passé mon temps à rêver de lui. En feuilletant hier soir avant d’éteindre le Second journal parisien, je regrettai qu’il n’aille jamais plus loin que l’allusion en ce qui concerne sa vie personnelle, qu’il use d’autant de pseudonymes pour cacher les gens (compréhensible cela dit), et dans mon rêve, je me retrouvais à Coiffard à chercher une biographie : j’en trouvais deux, mais elles apportaient peu d’éclaircissements. À vrai dire, c’était logique : selon lui on ne devrait s’occuper d’un auteur qu’après sa mort. Et Jünger ne l’est pas.
Pourtant, comment ne pas désirer savoir à qui il fait allusion, par exemple, lorsqu’il écrit le 24 février 43, de retour de son voyage en Russie :
« Une façon de mourir pire que la mort : quand l’être aimé tue lentement l’image de nous-même qui vivait en lui. En cette personne nous nous éteignons. Et ce peut être l’œuvre des rayons obscurs qui émanent de nous ; les fleurs se referment en silence devant nous. » ?
Est-ce à cette Charmille, dont ma naïveté à la première lecture m’avait fait douter qu’elle ait été son amante ? Et quelle personne peut se cacher derrière un nom si enjôleur et féminin ? Toutes questions que vous trouvez sans intérêt, mais qui ont agité ma nuit.
Lorsque le rythme en est ainsi modifié de façon aussi nette, je ne peux m’empêcher de croire que le jour va être important ; sinon pourquoi mon cerveau aurait-il à ce point réagi ? Quelque chose m’a alerté, qui n’a pas encore accédé à la conscience.
***
Il s’est en effet passé quelque chose de tout à fait étrange.
J’ai écrit au lever être certain qu’aujourd’hui ne serait pas un jour comme les autres : je ne savais juste pas comment il le serait. J’ai travaillé toute la matinée avec peu de hardiesse, sans vraiment attendre, tant cela me paraissait évident. Et au journal de treize heures, on a annoncé que Jünger était mort.
J’en suis resté saisi. Ainsi il était donc mort, ou sur le point de mourir, au moment même où je pensais à lui pour la première fois depuis plusieurs années. Comment se fait-il que me soit venue justement hier soir l’idée de consulter un de ses livres alors que je n’en avais pas ouvert un depuis si longtemps ? (le fait que j’en aie ressenti le besoin pour écrire repousse seulement la question). Puis, pourquoi a-t-il occupé mes pensées toute ma nuit de mauvais sommeil, comme lorsqu’on pressent un événement ? Mes capacités de raisonnement sont dépassées. Peut-il se faire qu’il y ait eu en moi un lien assez fort pour que, en quelque sorte, je sache avant ? Pour quelle raison ? Il faudra apprendre quand exactement il est mort pour voir si la coïncidence est plus frappante encore.
J’oublie une chose. Je me suis mis au lit peu après minuit, et je parcourais le Journal pour n’en lire que les moments personnels quand mon attention a été attirée par un léger bruissement. Il a fallu un certain temps pour que je découvre qu’il provenait d’un bel insecte entré, en quête de la lumière, par l’interstice de la fenêtre entrouverte. Je lâchai le livre pour le considérer de plus près : vraiment un bel insecte, long, fin, aux grandes ailes et à la couleur rouge qui, arrêté un instant sur le mur à côté de la tête du lit, lissait ses antennes filiformes de ses pattes antérieures, et remuait en tous sens de gros yeux magnifiques. Une petite bête très noble, d’un peu plus de deux centimètres peut-être : élégante et racée. Or on sait le grand intérêt de Jünger pour les insectes : il fut même un entomologiste distingué (un petit papillon porte son nom). Impossible de ne pas faire un rapprochement. Qui m’intrigua ; d’autant plus que je n’aurais pas cru possible qu’il puisse en naître si tôt dans l’année : sans doute une conséquence de l’exceptionnel douceur du temps de la semaine passée. Mais nous ne sommes tout de même qu’à la mi-février.
C’est idiot, mais je crains les insectes : leur vol aléatoire me donne la chair de poule, et j’aurais plus que tout détesté que celui-là, si près de mon lit, finisse par venir me voleter autour ou galoper sur mon visage. Aussi je me suis levé, ai éteint à mon chevet, et suis allé allumer l’halogène dans le salon pour l’attirer. À partir de ce moment je n’ai plus réussi à suivre ce qu’il faisait ; il m’a semblé qu’il se carapatait derrière le lit, et j’ai attendu le temps d’une cigarette qu’il veuille bien quitter la chambre, mais sans le voir passer. Lorsque j’en ai eu assez, je suis retourné au lit : tant pis.
Je l’ai cherché ce matin, peut-être avait-il profité de ce que j’ouvre la fenêtre pour retrouver l’extérieur. Jusqu’à ce que tout à l’heure j’aie l’idée de jeter un œil à l’halogène qui éclaire le salon, où sont venus souvent se griller les insectes l’été dernier. Il y était, devenu tout pâle, recroquevillé, dans sa pose mortuaire. Comment n’y avais-je pas pensé ? Un drôle de vertige m’a pris.
***
En fin d’après-midi, après avoir beaucoup ruminé cela, un peu travaillé aussi, je suis sorti rendre visite à Sonia : ce n’est pas que j’en avais très envie, mais si je ne l’avais pas fait, elle me l’aurait ensuite reproché. Elle n’était pas chez elle : il suffira bien que je dise être passé, sans la trouver. Pour éviter de n’avoir vu personne de la journée (dans la rue, les gens me paraissaient tout drôles, j’avais l’impression qu’il me fallait les affronter), je suis passé au Saguaro à tout hasard ; y étaient Jeanne et Nicolas. Ce dernier au chômage depuis que 7 à l’Ouest a déposé son bilan[1], un peu abattu. Il ne sait trop ce qu’il va faire — sans doute, déjà, retourner à Paris. Jeanne n’est guère fixée sur son avenir non plus. Elle ne veut pas être prof, se dit qu’elle n’aurait pas dû arrêter le russe : il lui reste le violon. Problèmes très contemporains. Et je la pensais jeune : elle a déjà vingt-sept ans. Rejoints par une copine, récente trentenaire mignonne, qui elle aussi avait largué la capitale pour l’éphémère hebdomadaire. Bu juste un verre, que je me suis fait offrir, je n’ai toujours pas d’argent. En rentrant, j’ai avancé de quelques pages dans L’Histoire de ma femme de Milan Füst pour qu’arriver ne paraisse pas trop loin, mais je me suis vite senti fatigué.
[1] C’était couru — seulement je ne pensais pas que ça irait aussi vite : onze numéro en tout et pour tout. Un sacré mauvais projet.