Un jour que je rappelais à Clément cette habitude qu’il avait de se coucher tôt lorsqu’il avait son appartement rue Adolphe Moitié, il m’avoua que c’était en fait surtout pour abréger les soirées, moment le plus difficile de la journée. Il crevait de solitude. Je n’étais pas bien là pour le soutenir à cette période. Comme je comprends maintenant ce qu’il ressentait ! La perspective de rester seul, de forcément tourner en rond, me donne aussi souvent l’envie de me mettre au lit alors qu’il est à peine passé dix heures. Avec dans la bouche un goût de défaite.
J’ai commencé à écrire un truc sur la façon dont j’ai peut-être anticipé la mort de Jünger, une extension des notes prises ici sur le vif ; je peine. Il m’en vient même des envies de vomir tellement c’est dur : je vais finir comme Amélie Nothomb. Je me sens grossier, peu inspiré, je laboure un champ mille fois labouré mieux par d’autres, et je sue comme un bœuf. J’ai feuilleté une préface de Montherlant à Madame Bovary, où il juge que Flaubert est pataud, qu’il manque d’esprit, n’a pas une once de génie. C’est exactement ainsi que je me sens dès que je me mets en tête d’écrire le moindre récit — sans pour autant parvenir à ciseler les phrases impeccables de Flaubert[1], de près ou de loin. Ce n’est d’ailleurs pas mon but, je suis bien plus à l’aise à jeter quelques notes à la volée. Mais j’aimerais quand même m’en tirer avec les honneurs. Comment, sinon, prétendre sans être risible à la moindre ambition littéraire ? Il faudrait de l’explosion, du style qui court, rapide, qui n’évite pas les flaques, les fossés mais les enjambe ou saute dedans ! Pas cette marche amidonnée et contrainte, qui n’a au fond aucune existence…
Depuis quelques temps je suis comme Samuel Pepys, la lumière directe m’est insupportable, elle m’irrite les yeux, et me provoque de violents maux de tête. Peut-être que ces nausées dont je parlais n’y sont pas étrangères.
[1] J’ai commencé à lire L’éducation sentimentale, ne sachant trop quoi prendre d’autre dans ma bibliothèque que je n’avais pas lu (j’ai terminé le Roman théâtral, ça se lit vite. Une satire grinçante des milieux du théâtre soviétique des années 1920 ; drôle de monde qui semble faire une synthèse monstrueuse des mœurs répressives bolcheviques et d’un XIXe siècle odieusement aristocratique. On y retrouve, à peine déguisés, les déboires de Boulgakov lui-même — plus particulièrement, je crois, ceux des Journées des Tourbine, la pièce qu’il tira de son magnifique roman La garde blanche — et de nombreux personnages ne sont pas ratés, tels cet Ivan Vassiliévitch qu’il faut sans doute lire « Stanilavski ». Malheureusement, c’est inachevé — il ne fut d’ailleurs publié que dans les années 1960, bien après la mort de Boulgakov : on comprend sans peine pourquoi).