Mercredi 29 avril 1998, Nantes

Une lettre de Mady et un coup de fil de Clément aujourd’hui, de quoi voir la journée de façon positive (pour le reste passée principalement à poursuivre la lecture de l’Introduction à une science du langage de Jean-Claude Milner[1]). J’ai eu du mal à récupérer la lettre parce que j’ai perdu la clef de la boîte : j’ai dû guetter l’arrivée du facteur pour qu’il m’aide de son passe — il va falloir la refaire, et je n’ai toujours pas d’argent. La lire m’a fait bien plaisir ; une belle lettre, comme toutes celles qu’écrit Madeleine (elle a un talent remarquable pour ça), pour me souhaiter mon anniversaire, et pour raconter sa vie à Romans. Découverte des querelles mesquines du monde du travail, des petitesses de l’administration, des magouilles des agriculteurs, qui jettent une ombre sur le soi-disant biologique, par exemple ; confrontation, dans le foyer où elle loge, avec une population qu’on ne rencontre jamais : des préoccupations aussi loin des nôtres que possibles, parfois guère plus de cent mots de vocabulaire (comme elle dit), et machisme implicite qui réduit une fille à sa chatte. Ça ne doit pas être facile tous les jours. Même si elle est forte, même si la montagne est belle, elle se sent isolée. Mais elle a beaucoup plus de courage et de détermination que moi pour affronter une situation comme ça. Je m’en veux de n’avoir pas écrit en premier : comme d’habitude, l’enveloppe est prête, elle trône sur mon bureau depuis une semaine sans que j’aie commencé à rédiger quoi que ce soit à envoyer avec. Il faut absolument que je le fasse ce weekend. Je pourrais aussi lui téléphoner, ce n’est pas plus cher d’appeler dans la Drôme qu’à Brest ou Angoulême. Enfin c’est comme pour Clément ; je dois lui envoyer le dernier album de Jay-Jay Johanson que j’ai acheté pour lui juste après son départ, et je n’ai toujours rien fait ; encore une fois il va me devancer en écriture. J’ai beau avancer un tas d’arguments comme ma thèse ou quoi que ce soit, la vérité, c’est que j’ai vraiment du mal à consacrer aux autres le temps qu’ils méritent. Son appel va me décharger un peu de la culpabilité de n’avoir pas écrit, mais il y fallait que les nouvelles qu’il apportait aillent plus vite que par la poste : il venait préciser la date de son mariage (le 15 ou le 22 août — il y a encore hésitation pour des questions administratives). Pour que je réserve un billet d’avion. Il va falloir que j’aille me renseigner rapidement, que je ne me laisse pas gagner par mon indigne irresponsabilité d’adolescent attardé. L’idéal, ce serait bien de ne pas faire le vol avec ses parents, de me débrouiller de mon côté. Mais avec un seul vol par semaine de Nantes, ça risque d’être difficile. Un vol direct serait quand même plus pratique que de devoir commencer par aller à Paris. Je me sens gagné par ma fébrilité face au monde…

Puis pas mal de temps au téléphone ce soir pour lancer les invitations pour mon anniversaire vendredi (chez Joris, selon sa suggestion). Parlé longtemps avec Fred, qui me dit qu’il a quitté son groupe de reggae, avec Chepe ; avec Sophie, qui ne pourra bien sûr pas venir, puisqu’elle doit rester couchée pour sa grossesse (samedi dernier Arnaud nous a appris que c’était une fille — on l’espérait, il y a eu déjà pas mal de garçons). Ça fait que c’est un peu embêtant de téléphoner chez eux en ce moment ; mais elle assure qu’au contraire, elle est heureuse qu’Arnaud sorte souvent (il en a besoin), et qu’elle participe un peu par procuration. Et c’est plus simple de tomber sur elle : c’est vraiment devenu difficile avec lui. Les silences s’accumulent, poussent à l’emploi de formules passe-partout qu’on dit simplement occuper l’espace vide. C’est très gênant. En fin d’après-midi, courses à Monoprix avec Joris et Mathieux. Discuté de filles, évidemment, mais aussi de nos travaux de thèse respectifs.

Ce soir, je ne sens pas du tout ce que j’écris. Ce n’est habité par rien. Tant pis.

[1] Souvent intéressant dans son démontage des théories et pratiques du domaine ; la plupart du temps à côté de la plaque total pour les solutions.