C’est toujours pareil, j’ai souvent plein de choses dans la tête, mais une fois l’ordinateur allumé, ça bloque, je n’arrive à rien ; c’est souvent le cas lorsque je sors de chez le docteur Moreau, tout occupé des réflexions qu’ont fait naître la séance (j’allais écrire la naissance) : et puis c’est la grande fatigue, le sentiment d’inutilité — peut-être des conduites d’évitement, comme il le dit. C’est aidé par le fait de se dire que ces réflexions doivent faire leur chemin en moi, et que ça ne passe pas forcément, loin de là, par des processus conscients : qu’il m’aide à prendre conscience de certaines choses est un bon pas, mais ça ne suffit pas à modifier mon comportement en profondeur. Ce ne sont pas des choses qui passent par le raisonnement, tiens, maintenant, il faut que je fasse comme ça, etc. Ça doit se faire naturellement, sans même que j’y pense, et puis c’est a posteriori que je peux dire que j’ai changé. À la fin de la séance, on s’est mis à rigoler tous les deux parce que j’avais fait des ratures sur le chèque et qu’il a fait remarquer que c’était « très anal », les ratures. Ça arrive souvent que je sorte de chez lui très regonflé, avec un sourire jusqu’aux oreilles et l’envie de me marrer, mais ça ne dure pas longtemps en général. C’était d’autant plus « anal » que c’était en écrivant son prénom, Jean-Luc, et que je n’ai alors pu m’empêcher de penser à j’encule, comme un gamin. Je ne lui ai pas dit, on a beau être psychiatre, il y a peut-être des choses qui blessent ; enfin ça n’aurait été qu’une poursuite de ces façons que j’ai de le contester, parfois sans m’en rendre compte ; d’être irrévérencieux. Lui le voit comme une remise en question de la place du père, ou du supérieur, dont je l’investis, et que j’aspire à renverser pour ne plus sentir le poids de la hiérarchie (on en a parlé plusieurs fois à propos de ma thèse, et des sentiments contradictoires que j’ai pour mon directeur). Sans contexte, cette référence à l’anal fait caricature de psychiatre, mais il n’est pas comme ça ; c’est juste que la conversation a pas mal porté sur ces sujets — enfin pas tellement sur le stade anal, plutôt sur l’oral, parce que lui ai dit que je me sentais très oral. J’ai d’abord présenté ça comme une psychanalyse de comptoir, mais il a ensuite eu l’air de dire que ce n’était peut-être pas si dénué de fondement que ça (et fondement tombe très bien ; j’ai d’ailleurs à plusieurs reprises utilisé des formules un peu malencontreuses du genre, comme « il faut protéger ses arrières »). Ce n’est pourtant pas que j’accorde forcément un très grand crédit à ce genre de catégories — je n’y connais pas grand-chose, mais ça me semble douteux. J’ai eu beaucoup de mal à commencer. Comme d’habitude, mais aussi parce que je savais bien de quoi il fallait que je parle, et que c’était difficile. Au pied du mur, je me suis senti tout con, et j’ai tourné autour du pot. Je voulais lui parler de cette bizarrerie d’avoir des fantasmes homosexuels alors que je ne me sens pas du tout de ce côté là (je reluque même les adolescentes au collège — il faut dire qu’il y en a qui sont vraiment pas mal. L’idéal serait peut-être justement d’arrêter de reluquer pour passer à l’action — pas avec des adolescentes. C’est ça mon problème : rester trop en dehors, ne pas aller vers les autres parce que j’ai l’impression de ne rien avoir à apporter et que toute approche est beaucoup trop chargée de sexualité. Quand je dis les autres, j’entends les filles). J’ai bien fini par en parler, mais en commençant par évoquer le printemps, la chaleur, et tous ces désirs qui me montent au corps : ce qui est d’ailleurs le sujet. Pourquoi ai-je alors si souvent une attitude passive ? Je n’arrive pas à le savoir ; mis à part cette peur de s’abandonner, de donner, d’aller vers les autres en pleine possession de mes moyens : parce que pour avoir à donner, il faut bien d’abord savoir ce qu’on a, c’est-à-dire ce qu’on est. C’est minant. Lui n’a pas eu l’air de trop s’émouvoir. Il a prétendu que tout individu comportait une part féminine et une part masculine, a ramené ça à ce qu’on aime autant son père que sa mère lorsqu’on est enfant, toutes choses dont je ne voyais pas bien le rapport avec la question — même si je suis assez d’accord avec lui sur ce point : si ça me bloque, c’est que je suis coincé, pas assez sûr de ma position pour envisager sereinement autre chose que la plus stricte normalité. Une normalité que je ne sais pas vivre, tant mes expériences sexuelles m’ont souvent paru peu satisfaisantes. Comme si je ne m’habitais alors pas en entier, que je jugeais de l’extérieur, avec la conscience d’avoir un rôle à tenir, et à tenir le mieux possible. Savoir s’abandonner : voilà ce qu’il faut apprendre. Apporter quelque chose à la fille qu’elle n’a pas et que je peux lui donner. Pour le moment, je n’ai pas trop su faire. Il y a bien quelques moments géniaux, où ça s’est passé super bien, et où j’ai senti l’amour dégouliner. Mais ça n’a pas été la règle générale — une des (multiples) raisons pour lesquelles ça a fini par ne plus coller entre Stéphanie et moi. Si jamais ça a collé plus que par intermittence. Je ne savais pas être vraiment avec elle. Pour elle. J’espère avoir fait des progrès ; certainement pas assez. Être avec elle m’apportait une assurance de façade qui permettait de faire comme si de rien n’était, mais rien de résolu dans le fond. Et c’est face à ça (la douleur de la rupture en plus) que je me suis retrouvé lorsqu’elle est partie ; avec à charge de m’en débrouiller sans faux-semblants. Lourde tâche. J’ignore d’où vient cette difficulté avec la sexualité. Il faut pourtant bien m’en débarrasser. Puisqu’il a insisté sur la valeur de ce stade oral avec lequel je me suis un peu vite défini, il doit y avoir quelque chose. J’ai déjà dû en parler : je fume beaucoup ; je grignote tout le temps ; dans une fête, si je me suis résolu à ne pas trop boire ni fumer, il faut toujours que j’ai un verre d’eau à porter à ma bouche, et je suis alors capable de boire des litres ; si j’ai décidé de boire, alors je bois beaucoup, je ne peux m’en empêcher. Je parle aussi beaucoup ; et dans le domaine sexuel, c’est le même chose. J’aime les baisers langoureux, je trouve que ça fait partie des premiers gestes érogènes ; embrasser les tétons de mon amante, tous les endroits de son corps. J’y prends un immense plaisir (j’ai commencé par écrire service à la place de plaisir : à nouveau cette tendance à ne pas me sentir à la hauteur, et à prendre du plaisir à en donner, le fait qu’on m’en donne sans que je fasse rien me paraissant indu ?). J’en prends un plus grand encore au cunilingus. Alors que je n’aime pas trop la fellation : c’est que j’ai peur des dents ; je n’arrive pas à me détendre pour aller jusqu’à l’éjaculation (les fois où j’ai réussi, avec Sonia surtout, c’était un des meilleurs plaisirs imaginables ; et ça avait l’air de lui plaire aussi). Peur inconsciente qu’on m’enlève le peu de virilité que j’ai l’impression d’avoir ? Encore une fois c’est le problème de ne pas être vraiment à l’affaire, de conserver un regard extérieur, presque de témoin – rôle que j’assume souvent dans les rêveries comme dans ces écrits : qu’est-ce d’autre, que de raconter des bribes de ma vie et de celle des autres, sinon une manière de ne pas vraiment être à la sienne, de ne pas la trouver suffisante pour se passer d’essayer d’en extraire quelque chose en la mettant à plat sur du papier ? Et puis c’est tellement plus facile de se branler, même si ça me rend honteux à chaque fois (à vrai dire je l’ai toujours fait, même lorsque j’étais avec Stéphanie). C’est toujours plus facile que de s’engager, que d’aller à la rencontre des filles, de passer outre cette altérité à laquelle je n’arrive pas à faire face. Après ça, on comprend comme peuvent être triviales et vantardes toutes ces déclarations, toutes ces conversations de bar entre mecs (et c’est l’ordinaire). On comprend aussi que les filles ne soient pas dupes, et qu’elles me repoussent dès que le charme de l’intelligence et du baratin a cessé de faire son effet. Clairvoyantes Sarah comme Bambi. Je mérite bien ce qui m’arrive. Mais inutile de m’en apitoyer : il faut changer. Je n’ai pas l’intention de rester toute ma vie comme un con à contempler mes manques dans la glace. Je ne me sens pas assez l’âme d’un loser pour continuer. Il y aura de nombreuses rechutes, mais il faut devenir un homme. Devenir méconnaissable. « Ce n’est pas le même », doivent se dire les autres.
Un jour, dans l’hiver après que Fanny m’a eu quitté, j’étais arrivé à la fac et avait clamé à Victoria que je me sentais de taille à avaler un lion : c’est juste que je venais de recevoir une lettre de l’Alsace honnie. Un lion de la taille d’une souris. L’instant d’après qui n’était pas loin de fondre en larmes. Aujourd’hui c’est ce qu’il faut devenir. Et sans ridicule.
J’ai toujours eu du mal avec l’espace. Tout ce que je vais citer relève peut-être d’explications différentes, mais on peut quand même y voir une cohérence. J’ai toujours été nul en sports collectifs : j’étais très maladroit, et c’est une réputation qui m’a poursuivie (je le suis moins). Surtout, je ne savais pas me placer, anticiper les mouvements : j’étais incapable d’être là où il fallait ; avec toujours l’impression d’être un chien dans un jeu de quilles. C’est un peu pareil dans n’importe quel rapport humain ; dans une fête, je ne sais jamais trop comment me mettre, faire les déplacements qu’il faut : aucune aisance, pas capable de me situer, de faire les bons gestes ; pas de naturel, mais une brusquerie gauche. Je suis aussi souvent à la limite de la perte d’équilibre : même pas d’assise sur mes pieds ; ça doit paraître d’autant plus ridicule que je ne suis pas très grand. C’est la même chose que ne pas savoir s’imposer : être toujours derrière, jamais au centre, jamais celui qui a un pouvoir attracteur. Et c’est d’autant plus vrai quand l’espace ne m’est pas familier. C’est comme si j’avais besoin d’un cadre bien délimité, que les repères soient clairs et précis (j’ai aussi un mauvais sens de l’orientation – c’est tragique). Ça se voit jusque sur une feuille de papier, où j’éprouve souvent le besoin de dessiner un cadre. Sur les feuilles accumulées sur mon bureau (feuilles auxquelles je n’aurai pas touché de la journée si ça continue), c’est la même chose : chaque note dont je n’ai plus besoin, je ne la rature pas, ce ne serait pas assez net : je raye consciencieusement toute la partie de la feuille qui la contient. J’ai aussi de la difficulté à toucher les gens — surtout les filles évidemment ; c’est comme si le moindre geste était trop chargé de sexualité, comme je l’ai dit tout à l’heure, comme si le moindre geste était déplacé. C’est ce qu’on appelle être coincé. Le terme n’est pas mauvais : pas de liberté. Ce qui fait que je reste très froid plutôt que de commettre un impair. Ça, je ne sais pas encore du tout comment m’en débarrasser.