Soirée dans les bars avec Ermold, qui, est-ce pour me ressembler ? s’est laissé pousser une barbiche au menton. Comme la mienne, elle tend sur le roux (il a les cheveux franchement bruns). Contrairement à la règle générale, ça le rajeunit nettement. Comme d’habitude, j’ai peu parlé ; mais lui m’a raconté en long en large et en travers la semaine à Marrakech, dans ce style qui fait de lui une sorte d’émule involontaire des Léautaud, Céline, Léon Bloy et autres imprécateurs impénitents (et qu’il vaut mieux écouter avec du recul) ; la chaleur insupportable, les mains partout qui t’agrippent pour te demander dix dirham, Monsieur, c’est pour manger… dix dirham, c’est pas beaucoup, les techniques imparables et épuisantes des marchands du souk, les serpents ramollis charmés sur la grand place inondée de vacarme, de sueur et de pollution, le hammam « où tu as peur de te faire enculer toutes les cinq minutes », les gens qui sont tous voleurs et menteurs, n’ont que des rapports d’argent ; les vacances qui sont déjà en soi un truc mortellement chiant, les frictions avec ses camarades de virée à propos des pourboires ou de que-sais-je encore. Bref, du grand Ermold. Une lueur différente tout de même parfois, lorsqu’il évoque la gêne d’avoir un domestique, ou son refus d’aller avec une fille dans un endroit trop dangereux (évidemment ceux qui l’attirent le plus[1]) parce qu’il est conscient qu’il serait incapable de la défendre. Mais en général, c’est plus le numéro qu’on attend de lui qui sort. Je l’aime bien aussi pour ça.
Accompagnés un moment par Jolicœur, tenu étroitement par sa copine (il était en retard de deux heures sur l’heure à laquelle il avait dit qu’il rentrerait, et elle est allée jusqu’à téléphoner au Flesselles, se doutant qu’il devait y être. Ce après quoi il n’a pas traîné. Le mec est torturé par le démon de la conquête ; mais comme il dit dans un sourire qui se cache sous une grimace, « On ne peut pas tout avoir. Celle-ci, elle est moins tolérante… mais elle est plus fidèle »). Plus tard Sorin et sa copine, charmante, qui m’intimide aussi du fait de sa proximité avec lui, alors qu’elle a à peu près mon âge. Elle est devenue son assistante. Et ils partent bientôt au Brésil pour un mois (une expo à Saõ Paulo à installer). Joli métier qu’artiste quand on est reconnu. Il y avait aussi le dénommé « Bart », figure nantaise de la vidéo que tout le monde connaît sans le connaître et dont j’ai toujours entendu dire qu’il était loser et con (dans la plupart des cercles que je fréquente, le simple énoncé de son nom suffit à déclencher cette réponse au caractère définitif et rituel : « Bart est un con ») : je n’en sais rien, mais mon impression n’est pas très positive ; il regarde les gens de haut, une petite ironie à la bouche qui semble un voile à son ignorance voire à sa bêtise (d’après Karine : il est timide. Une excuse qu’on exhibe facilement). Petite ville que Nantes où tout le monde ne cesse de se croiser — et de se toiser. Et moi, pas loin du poisson trop longtemps en dehors du bocal, je n’arrivais pas à trouver une place satisfaisante. D’autant plus que j’avais déjà pas mal bu, et fumé un paquet de cigarettes presque en entier. Je me sentais comme des cheveux sur la soupe. Mais peut-être était-on après tout (Ermold parti se coucher plus tôt) une réunion de grands timides ?
Toujours aucune nouvelle de Pattani autrement, ce qui m’inquiète. Je ne vais pas être retenu, c’est à peu près certain maintenant : sinon, je saurais déjà. Fais chier. Le pire c’est que je m’y fais ; je recommence à envisager l’automne ici. Il y a une semaine, j’étais déjà sur le perron d’une maison sous les arbres exotiques, vêtu d’une mince cotonnade blanche, puis sur un petit port de pêche aux bateaux multicolores et le soir devant mon portable à écrire. Maintenant, je repense aux gamines du collège que j’aime bien, aux soirées dans les bars et à l’odeur du matin humide de novembre. Toutes choses dont je n’ai guère de raisons de me réjouir, mais auxquelles je me raccroche par faiblesse parce qu’elle sont connues.
Ce midi (je regardais un documentaire passionnant sur la vie humaine 5000 av. JC en Europe telles que tirées par les archéologues de « l’Homme des glaces » retrouvé dans les Alpes il y a deux ou trois ans), appel de Marie-Charlotte. Elle avait cherché à me joindre dès le début de semaine. Comme j’apprécie son affection — sans toujours saisir ce qui la motive. Parlé longtemps. Avec elle, j’apprends. J’ai aussi la seconde vision du couple qu’elle forme avec Ermold. Couple pernicieux, qui la ronge : exact opposé de ce qu’elle en attendait (naïve qu’elle était). Lorsqu’Ermold vient passer le week-end avec elle à Paris, elle l’attend, et passe aussi la semaine à le redouter. Engueulades à n’en plus finir — sa version de la semaine au Maroc était bien somble ; Ermold maugréant sans cesse, pestant, récriminant, gueulant. Il est tellement démuni affectivement, qu’il est incapable de communiquer avec sérénité ; l’amour (si on peut alors l’appeler ainsi) ne passe que par le conflit. Il ne sait pas donner dans ce cadre — alors qu’il en est très capable. Seulement, elle, en a marre. Elle rompra si elle en trouve la force. Il s’en remettra mal (je préfère ne pas imaginer ce qu’elle se prendra). Autre chose bizarre : alors qu’il est d’humeur agréable et égale avec moi, il lui reproche vertement nos communications — comme il y a quinze jours, où on est restés une heure après que je sois rentré du restaurant ; il lui fait des scènes pas possibles. Ce n’est pas la jalousie que je supposais il y a un an, sinon il ne voudrait pas me voir ; mais je n’arrive pas à en dire plus.
En Afghanistan, les talibans ont entrepris de détruire les téléviseurs. Ils ont consciencieusement mis en pièce les magasins qui en vendaient (la destruction au sens littéral semble être une de leurs grandes passions ; on ne se contente pas de confisquer), et invité la population à faire de même avec le poste qu’ils possèdent. Des fouilles des maisons sont prévues au cas où on soupçonnerait un manquement — et peut-être également une fouille générale de vérification. L’Arabie Saoudite était le seul pays recensé[2], je crois, à interdire le cinéma — probablement à cause d’une interprétation stricte de l’interdit de représentation inscrit dans le Coran : ils sont maintenant deux. Mais que la télévision même soit prohibée, voilà une première : tant cet outil peut se révéler une arme efficace. Les talibans font passer les impératifs théoriques avant la pratique. Ils en reviendront ; à moins, et ce serait le plus heureux, qu’ils soient rapidement éliminés. Mais je n’ai pas l’impression que ça en prenne le chemin. Ce type de régime à principes ultra-rigides, qui prétend régir l’intégralité de la vie humaine, ne peut que se planter ; à plus ou moins brève échéance : il se base sur des principes d’analyse de l’homme qui sont faux, tellement faux qu’il ne peut parvenir à en imposer une partie que par une contrainte inouïe, et dont l’inadéquation à la réalité ne peut amener qu’un pourrissement généralisé. Mais aussi une terreur exponentielle ; et comme le régime khmer rouge, il risque d’avoir causé des dégâts monstrueux avant de disparaître. être Afghan aujourd’hui est une dure épreuve.
[1] Ce qui à la fois est vrai, et comporte une bonne dose de fanfaronnade. Je ne sais pas s’il a réellement fait tout ce qu’il raconte, mais en tout cas, il met une conviction certaine à le raconter.
[2] Et jugé de manière ô combien trop favorable (par rapport à l’Iran par exemple, qui n’est certainement pas pire) parce qu’ils ont du pétrole à nous vendre et une situation stratégique.