Aucun entrain pour travailler. Surprise, à midi, coup de téléphone de Paul, qui n’est donc pas mort. On devrait se voir ce soir (j’avais prévu de ne pas mettre le nez dehors pour rattraper le retard que j’ai partout mais tant pis). Et une drôle d’histoire : les Israéliens ont mis des annonces dans plusieurs grands quotidiens mondiaux (dont Le Monde), offrant forte récompense à qui pourrait leur fournir des éléments permettant de retrouver la trace d’un de leurs sous-marins, disparu en Méditerranée avec tout son équipage en… 1968.
→ Une heure du matin. J’ai retrouvé mon Paul ! Celui qui a les yeux chinois, qui m’appelle « mon petit lapin » ; Monsieur sac-à-dos ! Vu avec lui au Katorza (entièrement rénové cet été) Tôkyô Eyes, film de Jean-Pierre Limosin qui avait été présenté à Cannes ; puis au Saguaro, où je lui ai parlé du Québec, et lui de son mois d’août, d’une grosse cuite chez Père dans sa nouvelle maison en terre, et de son petit voyage en Écosse où il a été assistant réalisateur quelques jours pour une pub (ce qui veut autant dire coursier et chauffeur) : il y aurait de quoi en faire une nouvelle, entre l’usine où débarque l’équipe de tournage, et un super mannequin, que tous les ouvriers se mettent à mater, le temps pourri qui oblige à tout recréer en studio, le réalisateur qui fulmine[1], le tutoiement de rigueur, les chambres d’hôtels à 1500 F, où on se balade à poil, enfile le bonnet de bain et pique les sachets de thé juste pour le plaisir. Si ça ne me paraît pas trop réchauffé lorsque j’aurai le temps, j’essaierai de m’y mettre ; un petit truc sans prétention ni morale (toujours une tentation de mettre du sens dans ce qu’on écrit, de vouloir aller vers un but déterminé — le mot de morale est trop fort, mais il indique bien la nature de la tentation[2]. Alors qu’il faut laisser couler, ne pas avoir peur d’une ténuité de surface).
J’ai dû un peu le pousser pour aller voir Tôkyô Eyes, lui voulait plutôt voir La Vie rêvée des anges, qui vient de sortir, mais on aurait pu suivre son avis (quoique l’autre, ce soit tout à fait le film français genre Western, susceptible de me mettre mal à l’aise parce que je m’investis trop dans ce qui se passe sur l’écran) : ça ne valait quand même pas les critiques dythirambiques que j’en ai lu. Il y avait un côté mode assez agaçant, plutôt que moderne, avec un acteur principal plein de pose, et au look de héros de manga trop bien étudié — d’une manière générale (et ce n’est en revanche pas forcément un défaut, c’est un parti-pris) on ne croit pas un instant aux personnages, trop exagérés : rien d’un film réaliste. Et puis une accumulation de « signes » de branchitude, comme on dit chez les amis de Roland Barthes, un peu trop voyante ; le trop grand nombre d’écrans vidéo chez le mec, sa collection de vinyles trop monstrueuse, à tel point qu’on aurait pu croire que la scène était filmée chez Thurston Moore ; le type aux yeux de camé (rouges et cernés) qui entre dans l’appart et se met illico à mixer de la bonne vieille techno hardcore comme s’il faisait ça tous les jours (bon, il fallait bien un prétexte pour que les deux autres personnages se mettent à danser), les fringues vraiment trop déchirées, etc. C’est fou de penser que le réalisateur a dû beaucoup travailler avec les comédiens pour qu’ils n’en fassent pas des tonnes, selon la manière japonaise traditionnelle, et qu’une fois fait cela, il reproduit un phénomène identique dans son récit, qui en devient cerné de toutes parts par des éléments tellement signifiants, comme diraient toujours les mêmes amis de Roland Barthes[3], que ça en devient presque de la vulgarité. Que le Japon d’aujourd’hui (ou Taiwan, Hong-Kong, à vrai dire) puisse nous paraître naturellement vulgaire, ça n’est pas impossible — du moins ce qu’en montrent les films, où tout n’est que trépidation et lumières violentes (est-ce que les gens vivent vraiment dans ce genre d’ambiance ? à voir, ça ressemble trop aux reportages qu’on voit au journal télévisé sur les jeunes-qui-aiment-vraiment-trop-la-techno-et-s’éclatent-dans-les-raves. Si c’est une métaphore de leur genre de vie, ça donne pas trop envie de l’essayer). Après tout, c’est peut-être aussi une façon de montrer un monde qui va trop vite, de même que les excès des deux jeunes héros, ceux d’un monde où il faut en profiter de façon très voyante avant de rentrer dans le rang (ainsi que l’a expliqué le réalisateur), de devenir un de ces rouages anonymes en costume terne qui s’endorment dans le métro en rentrant chez eux — cliché habituel de la société contemporaine, et en particulier du Japon, qui indique peut-être tout autant la peur de tomber là-dedans qu’une réalité. De ce point de vue, la ville est filmée de manière habituelle (avec de nombreux flous) : à la fois infinie et exiguë dans chacune de ses parties, zébrées à tout moment de câbles électriques et de raies de lumière dans la nuit — stressante. Que les images soient le fait d’un étranger qui découvrait Tôkyô, difficile de dire si ça change quoi que ce soit. On voit bien les petits quartiers aux rues étroites, qui contrastent avec le downtown bouillonnant, mais j’ai déjà vu ça plusieurs fois, notamment dans Falling into the Evening, au festival de cinéma de Montréal avec Clément et Hélène, où il en ressortait plutôt une impression de calme (film plutôt dans une tradition qui le relierait aux romans de Kawabata — c’est-à-dire pouvant passer pour mièvre[4] —, avec une héroïne immature ressemblant assez à la Hinano de Tôkyô Eyes, quoiqu’en beaucoup plus suicidaire).
L’intéressant dans le film, ce qui le rend tout de même plaisant à voir, ce n’est pas ça en tant que tel, non plus que l’histoire, à la fois ténue et un peu embrouillée, et à laquelle on ne porte pas un intérêt démesuré (celle d’un type avec de grosses lunettes en œil d’insecte, qui tue les gens avec un gros pistolet mais en fait ne les tue pas[5], et est suivi, de ce fait par une petite coiffeuse intriguée, qui tombe amoureuse de lui, après avoir hésité un moment à le dénoncer à son frère qui est le flic chargé de l’arrêter) ; c’est le spectacle d’une adolescence un peu fofolle, qui fait n’importe quoi sans que ça aboutisse vraiment, et sans que ça ait une portée autre que de définir les personnages — parce qu’on a parlé de message politique, ou de trucs de ce genre : mais faire peur avec son flingue à de méchants commerçants qui virent les clients qui ne leur reviennent pas, à des chauffeurs de bus racistes qui humilient des immigrés iraniens, ou à un connard qui traite sa copine comme de la merde, ça ne va tout de même pas très loin ; ça fait Robin des bois de seconde zone. Dans ce domaine, la difficulté qu’ont les personnages à s’insérer, et les enseignements qu’ils en tirent, sont bien plus intéressants dans L’Âge des possibles de Pascale Ferran, par exemple, justement parce que ce n’y est pas mis autant en avant. C’est surtout le personnage de l’héroïne, et la manière dont il est incarné par l’actrice Hinano Yoshikawa, sorte de Vanessa Paradis locale, star à dix-huit ans, qui crève littéralement l’écran. Une petite lolita boudeuse et ravissante, au rire de crécelle et aux grands yeux écarquillés (et puis parfois elle les plisse légèrement, et c’est ça qui fait tout le charme, comme chaque fois qu’elle regarde par en dessous en se mordillant la lèvre inférieure. Moi, elle m’a fait penser à Bambi). On tombe amoureux d’elle dès son apparition à l’image, et c’est elle qui tire le film d’un bout à l’autre, même dans les moments où elle est le plus insupportablement artificielle. Elle joue, ça se voit, mais on ne voit qu’elle.
J’oubliais ; il y a aussi Kitano, comme je l’ai dit, dans un petit rôle de yakusa minable, de crétin du bas de l’échelle, très crédible ; et qui a pris un tel accent populaire que même sans comprendre un mot de japonais on le sent.
[1] Un type qui adore les piscines, et ne choisit jamais que des hôtels où il y en a une : le maillot de bain est donc presque la pièce essentielle de sa tenue de travail.
[2] Ça ne touche peut-être pas les écrivains ; mais je n’en fais pas partie.
[3] Sur le Japon, difficile d’y échapper.
[4] C’était du moins l’avis de Clément.
[5] Parce que, malin, il a bricolé le canon de son pistolet pour que ça tire à côté lorsqu’il vise les gens en pleine tronche — le tout étant qu’ils ne bougent pas. (ou pas malin d’ailleurs, quand il se prend à la fin une balle justement parce que Kitano en face ne le visait pas)