Dimanche 11 octobre 1998, Nantes

Vendredi soir, j’ai fini ivre presque mort et terriblement désespéré (ne pas y voir de lien avec les quelques lignes plus haut, ça m’a ensuite passé) ; de façon insensible, j’ai été amené, par ma propre irrésolution, à ne faire que boire, sans même dîner, à finir dans un bar ouvert par le CRDC dans les bâtiments de l’ancienne usine LU, m’agitant, maigre poisson, et de peu d’apparence, dans l’aquarium d’une vaste salle, pour un jour temple de la branchitude. Traîné là par l’infatigable Ermold, œil brillant et mèche en bataille, je me suis vite ennuyé ferme, lui croisant un ami ou une relation à qui parler chaque fois qu’il se retournait (dont Sorin), moi, débitant des conneries à la pelle avec de quasi-inconnus, ou jouant mon sale rôle de second couteau à ses côtés. Sans personnalité, sans existence. Voilà pourquoi peut-être Ermold se plaît à sortir en ma compagnie : je lui sers de lieutenant et faire-valoir. Moi, je n’ai rien à dire aux gens que je croise, et je n’ai à me vanter de rien. Je n’ai rien fait, je traîne mes guêtres en Adalard de seconde zone, même pas grand, même pas flamboyant ; mais ratiocineur ! Et puis se lamenter ainsi sur des pages et des pages, quel ridicule ! Quelle image de moi je donne – enfin si jamais je suis lu un jour. Mais je ne peux pas m’empêcher de temps en temps, ça me soulage, et puis ça contrebalance les autres où je me la joue grand seigneur comme un con. Et puis c’est que je suis trop seul ; je ne suis pas assez fort pour me débarrasser de cette solitude poisseuse. J’ai bien des amis : mais ça ne suffit pas, il faut encore trop tenir un rang avec eux. Je manque d’une relation fusionnelle, ou quelque chose comme ça, et si je ne l’ai pas trouvée, c’est que je ne dois pas être très attirant, avec ce poids d’inutilité que je traîne derrière moi. Ça se comprend. Trop longtemps qu’il n’y a rien eu de puissant de ce côté-là. En ce moment, je n’ai qu’une relation tout à fait inadéquate avec une fille que je n’aime pas (et avec qui je n’arrive même pas vraiment à coucher, mais c’est certainement mieux comme ça), qui tient à moi alors que je pourrais vite me satisfaire de ne plus jamais la voir. C’est nul. Vers une heure et demie du matin, j’ai senti que j’allais être malade si je continuais, et le poids de mon dégoût était trop fort. Il a fallu que je sorte, sans attendre Ermold qui m’aurait ramené en voiture (c’est aussi que je suis gêné qu’il me ramène presque chaque fois qu’on va boire ensemble, je n’ai rien à donner en échange). Je me sentais tellement nul et misérable. J’ai progressé, je vois les choses d’un meilleur œil, j’accepte même parfois de m’y confronter, mais j’ai du mal ; et je suis nul avec les filles. À quinze ans ça arrive ; mais à bientôt trente, c’est salement inquiétant — et puis j’étais déjà nul à quinze ans, forcément. Je veux écrire, mais je n’arrive pas à m’y mettre sérieusement, c’est une torture, j’esquive tant que je peux : sans doute n’ai-je pas de talent pour ça ; certainement pas de vocation. Je n’en parle que pour me donner l’importance que je n’ai pas. Pareil, j’ai tout le temps de la musique dans la tête. Mais je manque de confiance pour la concrétiser (on m’a assez seriné que je n’avais aucun don pour ça) ; et en plus je n’ai pas de temps. Parce que je suis lancé dans la (prétendue) rédaction d’une thèse, sans autre motivation que le fait d’avoir eu un DEA avant, sur un sujet où je ne suis pas compétent, et tout ça pour ne pas réussir à être maître de conférences à la fin : si ni Ferni, ni d’autres bien plus forts que moi n’ont été qualifiés par le CNU, je ne le serai pas. Je vais donc me retrouver à trente ans avec un diplôme qui ne sert à rien, sans métier, sans argent. Belle perspective. Que me restera-t-il à faire ? Je ne suis pas disposé à travailler dans un domaine qui ne m’intéresse pas (si encore on peut dire qu’enseigner à la fac m’a un jour intéressé ; c’est plutôt que ça pose son homme, ça fait plaisir à Maman). C’est merdique, non ? Je pourrais frapper un grand coup sur la table, me dire « Nom de dieu, mon salaud, maintenant tu t’y mets, et tu vas réussir ! », mais je ne le ferai pas. Pour aller où ?

En fait, contrairement aux apparences, je n’ai pas plus de seize ans.

Et samedi, long déjeuner chez Antoine Doinel à côté de Clisson. Fatigué, beaucoup bu, beaucoup trop traîné. J’y ai emmené Chepe avec sa voiture, puisqu’il ne peut pas conduire à cause de son bras.