Depuis que je me suis enfin résolu à me mettre au travail réellement (depuis quelques jours, mais c’est à chaque fois la même chose), je suis souvent comme le Jacinto Solana de Beatus ille, celui qui, justement n’écrit pas ce livre, mais reste en fumant à tourner des heures durant autour de sa machine à écrire dans le haut pigeonnier de la maison, désespéré, ne parvenant qu’à inscrire de manière inlassable le titre de l’ouvrage en haut de feuilles qui vont rester vierges ou peu s’en faut. Je ne parviens pas à m’autoriser à écrire[1].
Et (quoique ce ne soit pas une excuse), j’ai la plus grande difficulté à trouver une raison assez solide de m’y mettre.
[1] Quelques jours plus tard. La comparaison risque de ne m’être pas favorable, puisque j’ai maladroitement paraphrasé un passage du livre, mais je voudrais citer la page entière, sur laquelle je viens de retomber en feuilletant le roman, et que je trouve fascinante et magistrale (pourquoi ces notes ne pourraient-elle d’ailleurs contenir de temps en temps des bribes de ce que j’aime directement, sans le filtre de ma propre écriture, dont je ne suis jamais bien sûr qu’elle les serve ?).
« La guerre et la prison m’ont appris que je ne pouvais être un héros, pas même une victime résignée à son malheur. Mais durant les six mois que j’ai passés enfermé chez Manuel et à “L’île de Cuba”, j’ai découvert que je n’étais pas non plus un écrivain. Je regardais la machine à écrire bien graissée, cette Underwood brillante que Manuel avait achetée pour que j’écrive, les feuilles blanches empilées, mon stylo, l’encrier, la table solide et propre devant les fenêtres rondes, et toutes ces choses qu’il avait réunies là comme s’il avait exactement deviné que le plus ancien de mes désirs devenait, pour mes mains, les instruments d’une science inconnue. Je touchais la machine, je mettais une feuille sur le rouleau et je restais à la regarder, hypnotisé par cet espace vide. Je remplissais mon stylo et j’écrivais mon nom ou le titre de mon livre, et plus aucun mot n’en sortait. L’acte d’écrire était aussi nécessaire et impossible que la respiration pour un homme qui se noie. Je ne faisais que fumer, en regardant le rectangle de papier ou la place et les toits de Magina, je ne faisais rien d’autre que boire ou fumer et je restais immobile des heures et des heures, avec cette histoire que je n’arrivais pas à écrire qui m’épuisait, entière et intacte dans mon imagination comme un trésor auprès duquel j’aurais été en train de mourir d’impuissance et de faim. Parfois, poussé par l’alcool, j’écrivais durant la nuit entière, en pensant que le maléfice s’était enfin rompu, en sachant, à mesure que j’écrivais, que cette ferveur était fausse, que lorsque je me réveillerais le lendemain matin je renierais ce que j’avais écrit comme un souvenir d’une soûlographie très trouble. On n’est pas toujours responsable des premiers épisodes de son échec, mais on l’est de l’architecture du dernier cercle de son enfer. Au lieu de m’avouer vaincu et de fuir ce livre, cette maison et Magina, je persistai dans le supplice jusqu’à en faire une habitude de dégradation, qui n’avait même pas la générosité ou l’excuse de la folie. »