Dimanche 1er novembre 1998, Nantes

Hier soir, rendez-vous au Flesselles ; Paul, Ermold, mais d’abord à Mady, que je n’avais pas plus qu’aperçue depuis son retour (quoiqu’à bien considérer les choses, on se voie peu ; je l’aime beaucoup, mais n’ai pas avec elle la même proximité qu’avec Joris. Question de différence d’âge dès le départ).  Elle est venue avec Baptiste, très in dans sa chemise à col pelle à tarte en tergal bleu céladon. Tout à fait en accord avec l’easy listening que passait Laurent Allinger, l’endroit transformé pour un soir en lounge bar. Je n’arrive pas à savoir s’ils sont réellement ensemble ou pas, mais ça en avait tout l’air — c’est pour le moment la période des retours chez les Balogh (enfin pas moi). Discussion fournie, agréable, en commençant de boire pas mal. Baptiste est un type cultivé dans un nombre incroyable de domaines, notamment en sciences humaines — les gens qui lisent Feyerabend ou Popper pour le plaisir ne doivent pas être légion (tant mieux, peut-être ; je n’en fait d’ailleurs pas partie). L’étonnant est sa posture contemplative par rapport à tout ça : il n’écrit quasiment pas, ne compose pas, a volontairement arrêté ses études en plein milieu, et envisage le travail seulement comme alimentaire (et comme beaucoup autour de moi, il aimerait plutôt pouvoir se passer de travailler tout court). Peut-être au contraire une manière de refuser de polluer ce qu’il considère comme important par des considérations matérielles vulgaires : ça se défend. Ils m’apprennent deux ou trois choses d’Audrey. Qu’elle vient d’entrer à Toulouse dans une école de cinéma, qui pourrait bien être l’ESAV qu’a fait Clément ; qu’elle était probablement déjà avec son nouveau copain au moment du tournage du film, et qu’elle a même eu une période lesbienne, avec une fille un peu genre camionneur. Ils n’ont jamais cru que j’aie une quelconque chance avec elle. Sarah, elle, ne ferait pas grand-chose ; elle a laissé tomber en cours ses études de bijoutière, et, de temps en temps, déprime. Lorsqu’ils ont été partis, n’ayant pas réussi à les retenir, je suis retourné vers les autres ; j’ai surtout parlé avec Adalard, plusieurs fois venus déjà engager la conversation à notre table, et qui avait disparu depuis de longs mois. Il m’explique qu’il déménage dimanche, en est très nerveux, ne peut rester (il nous accompagnera jusqu’à trois heures passées), et que c’est pour ça qu’on ne le voyait plus, et qu’il n’arrivait pas non plus « à se faire de nana » : parce qu’il ne savait pas où il habitait. Pour ce type qui ne fait rien, la raison sociale semble se limiter à habiter un endroit, qui finalement lui donne peut-être ainsi les bornes d’une existence sans cela diluée dans le vide. Le déménagement devient une fin en soi. De toute la soirée, il n’a d’ailleurs pas arrêté de protester de « Mais je déménage demain, moi ! » aussi véhéments qu’inutiles. C’est le problème avec Adalard, il réussit parfois (de plus en plus souvent) à être vraiment pathétique. Et bien sûr il était déjà saoul à dix heures. Dans un grand moment d’une sincérité dont il est toujours difficile de savoir si elle est feinte ou réelle, il m’a aussi confié que « ma sœur, ce serait la mère de ses enfants », et a voulu savoir si ça me gênerait d’avoir un beau-frère RMiste.

Le clou de la soirée aura été la rave trash dont la tenue faisait l’objet de toutes les messes basses autour de nous depuis un moment. À cause de la veille, et de la crainte de m’y emmerder comme un rat, je faisais un peu tout pour y échapper, et dissuader mes camarades d’y aller eux aussi, mais j’ai fini par me laisser convaincre, dans un Saguaro bondé, envahi par les rescapés piteux d’Halloween, dégoulinants, trempés jusqu’aux os par les averses de la soirée, continuelles et glaciales, et qui dégageaient, au milieu des rires brutaux, la moite vapeur des humains qui sèchent agglutinés les uns sur les autres[1]. Tout le monde s’était échangé l’adresse avec gourmandise (adresse restée secrète jusqu’au dernier moment : c’est la règle avec ces trucs illégaux) ; mais une fois là-bas : aucune connaissance. Pourtant c’était juste sous le pont de Cheviré. Un gigantesque hangar de Thyssen France SA, désaffecté. Le dernier cercle de l’Enfer de Dante. Il faisait froid. Il continuait de tomber par intermittence une pluie fine et pénétrante. On pénétrait dans un espace immense et obscur, éclairé seulement par un spot rouge fixe en hauteur et les éclairs aveuglants d’un stroboscope puissant. Le sol était humide et glacé, et tout au plus deux cent personnes projetaient leurs ombres fantomatiques par intermittence sur les parois et charpentes métalliques, debout immobiles, une grande canette de bière à 8° à la main. L’endroit aurait pu en contenir dix fois plus. Juchés sur une passerelle à quatre mètres du sol, face à un portrait monumental de Mao, des DJs mixaient la musique la plus apocalyptique qui se puisse concevoir, déluge ininterrompu de bruits déchirants, hachés menus et réverbérés à l’infini dans tous les sens. Personne ne dansait, même parmi la faune zonarde qui composait la majorité, en parka militaire pisseuse et le visage plus ou moins couvert de piercings (beaucoup d’Anglais, paraît-il). Certains, comme Antoine Doinel ou BT, étaient même presque malades à cause du son. Ermold et moi frétillions comme poissons en eau vive. On se croyait téléporté dans Mad max.

Au fond de l’immense salle s’en ouvrait une autre, où on ne croisait plus personne, et qui elle-même s’ouvrait sur d’autres encore, plongées dans l’obscurité la plus complète ; à mesure qu’on s’éloignait les rugissements du système de son faisaient place à l’angoissante régularité des gouttes d’eau qui tombaient du plafond éventré par endroit. Jusqu’à ce qu’on tombe sur des tonnes et des tonnes de déchets chimiques en tas granuleux, qui répandaient une odeur pestilentielle[2]. Au fond, par une porte métallique défoncée, on pouvait sortir, pratiquement sous le pont, et marcher dans une végétation mauvaise, drue et piquante. De temps à autres passait en ronflant un semi-remorque, très haut au-dessus de nos têtes. Par un des murs défoncés, la mystérieuse substance s’échappait à l’air libre, et comme une sorte de blob solide, on aurait dit que c’était sa poussée même qui avait fait céder la maçonnerie. En se penchant, Ermold a ramassé soixante-dix centimes dispersés sur le sol boueux. Un endroit très étrange ; il était difficile d’imaginer plus « ultime » (une de nos expressions favorites) que cette fête ratée, où on était presque pour de vrai projeté dans un autre monde.

[1] Dont Sonia, que j’ai reçue avec la froideur imaginable.

[2] Dans la voiture en rentrant, Ermold et moi avions l’impression tenace d’avoir pataugé dans un bac de merde de chien fraîche.