Jeudi 19 novembre 1998, Nantes

Enfin répondu à la lettre de Marie-ève ; j’espère qu’elle n’arrivera pas trop tard au Sénégal, et qu’elle ne m’en voudra pas d’avoir tant tardé à lui donner une réponse qui était tout de même un peu urgente. J’ai réussi à lui trouver un plan, auprès d’Ermold le Noir, pour qu’elle monte son film à la fac courant janvier, mais j’ai dû marcher sur des œufs, avec l’impression de demander un service immense, et qui n’a été accepté qu’avec des restrictions importantes. Je ne suis pas doué pour les négociations.

Hier soir, Aprile de Nanni Moretti. Déroutant au premier abord, avec sa structure de journal intime, très éclatée (beaucoup plus marquée que dans Journal intime, justement, divisé en trois parties chacune cohérente). Je lis pas mal de ce type de texte, mais au cinéma, l’habitude est plus de suivre un fil d’un bout à l’autre — quoique ce film ne soit pas sans en posséder un, ou plusieurs : le tournage d’un documentaire sur les élections italiennes, la naissance du fils de Moretti, un projet de comédie musicale, etc. Mais ce sont de toutes petites séquences ; une construction à la fois légère et serrée, qui passe aussi par la récurrence de motifs : les angoisses du personnage que Moretti se donne (une sorte de Woody Allen romain, inconstant, de gauche, énervé), les difficultés à tourner la moindre image de ses divers projets, les conversations au téléphone, ou les accumulations obsessionnelles d’objets. Dans son précédent film, il entassait sur une table devant lui le fatras des boîtes de médicaments inutiles que lui avaient prescrits les médecins ; cette fois, ce sont les lettres de protestations jamais envoyées (qu’il imagine aller lire en public à Hyde Park le dimanche), les monceaux de coupures de journaux accumulées depuis des années — dont il tire des partis aussi absurdes que plastiques. Il aime aussi se filmer en plongée et en plan large, avec la caméra qui opère un travelling arrière-haut montée sur une grue, ou faire de longues séquences fluides où il roule en Vespa dans la ville.

Vu le film avec Chepe, qui se remet de son bras dans le plâtre. J’ai accepté de l’aider à enregistrer sur le 4-pistes quelques standards espagnols qu’il aimerait ensuite jouer en public, mais ça ne m’enchante pas. Je n’avais aucune bonne raison de le lui refuser. Il est un peu bizarre ; secret en tout cas. J’ai parfois du mal à le cerner. Ensuite, descendu au Saguaro retrouver Ermold et Marie-Charlotte (que j’avais aidée à coller des affiches dans l’après-midi). Ermold a trouvé l’appartement de ses rêves : 125 m2 anciens en excellent état pour 400 000 F rue du Maréchal Joffre ; il était donc content (ça change), et sortait aphorisme sur aphorisme — qu’il m’empressait, moqueur, de noter (je n’en ai rien fait bien sûr). Aussi discuté, avec Jean-Jacques-le-brocanteur – là lui aussi, et dont la culture m’étonne à chaque fois – de ces écrivains aujourd’hui un peu oubliés parce qu’ils n’ont pas fait les bons choix politiques dans les années 30 et 40, Drieu, Morand, Emmanuel Bove, Maurice Sachs, etc. De Pierre Guyotat encore : il tient également certains de ses bouquins pour les plus trashs qu’il connaisse. Il faudrait en lire pour voir.