Dimanche 6 décembre 98, déjà (Nantes)

Hier, je n’ai rien fait de la journée. Le soir, j’ai donné rendez-vous à Greg au Flesselles pour qu’on aille dîner quelque part et qu’on passe la soirée ensemble. Je lui ai donné rendez-vous à neuf heures, mais j’y suis allé plus tôt, pour retrouver la clique de VidéOzone, sans oser le lui dire trop ouvertement. Le pauvre n’était vraiment pas très en forme, il fallait s’y attendre. Lui faire passer la soirée en compagnie d’Ermold le Noir n’était certainement pas la meilleure idée qui soit (d’autant plus que la veille il m’avait dit ne pas le trouver de prime abord très sympathique). Mais comme je voulais le voir avec Paul, et qu’Ermold et Marie-Charlotte étaient là aussi, il n’y avait guère moyen de faire autrement :  eux aussi voulaient aller au restaurant. Tant pis. J’espère qu’il ne s’est pas fait trop chier même si je pense que si. Ça aurait pu être plus intime, mais en même temps, il valait mieux essayer de lui faire penser à autre chose ; après tout ce qu’on en avait dit vendredi soir, je ne voyais pas très bien quoi ajouter sans tourner en rond. Enfin ça n’empêche que quelqu’un de plus naturellement compatissant que ce bon vieux Ermold aurait été plus approprié — c’est moi qui le sens comme ça, je ne crois pas que ça ait posé trop de problèmes à Paul (était-il déjà au courant ? je ne saurais dire). Mais après tout, c’est aussi le milieu où je vis. Si Grégory n’a pas dit grand-chose de la soirée, notre Ermold s’est en revanche illustré, dans son registre gamin (de plus en plus fréquent, surtout quand Marie-Charlotte est là[1]), enfilant les mauvaises blagues, et après nous avoir vanté, vautré sur le canapé de l’alcôve du restaurant, les mérites immenses et méconnus de Louis de Funès et Jean Yanne, répétant quinze fois à la minute de son air réjoui certains titres drôles (Moi y’en a vouloir des sous). Les symptômes les plus classiques de ce que Joris et moi nommions autrefois la régression. C’est ça : de temps en temps, Ermold régresse. Je ne veux pas mesurer le sentiment d’amitié que j’ai pour tel ou tel, mais, alors que je les connais de façon moins intime, je me sens aujourd’hui attiré plus naturellement vers mes copains d’ici ; ils correspondent mieux à mon état d’esprit, ils sont plus hauts en couleur, plus rigolos (peut-être plus pénibles aussi à leurs heures). D’ailleurs — même si j’ai recentré ces notes sur ma vie quotidienne et ceux qui m’entourent depuis deux-trois ans seulement — je parle d’eux bien plus souvent que je n’ai parlé des autres. Avec mes amis vernaculaires (au nombre desquels évidemment Greg ; et Paul, qui lui est dans les deux ensembles), c’est autre chose qui nous lie ; moins flamboyant, mais qui risque moins de se défaire un jour avec fracas. Ermold­, je peux très bien me fâcher avec lui demain, et qu’on se voue ensuite une haine mortelle. J’espère que ce ne sera pas le cas, et j’ai commencé à l’apprivoiser un peu, mais on ne sait jamais. Les autres, j’ai l’impression qu’avec eux, il y aura toujours quelque chose même si les liens se distendent — par négligence, éloignement géographique, ou parce qu’on a en effet moins à se dire[2]. Dans des années, il restera quelque chose, et on pourra souffler sur la cendre pour rallumer les braises.

Victoria a décidé de quitter VidéOzone, apparemment sur un coup de tête, une engueulade qui aurait pu être évitée. Peut-être que le feu couvait depuis un moment aussi ; et il y avait des griefs de part et d’autre. J’ai émis l’idée d’entrer dans l’association, qui a eu l’air de plaire (c’est surtout à Marie-Charlotte que j’en ai parlé, lorsque nous étions côté à côte sur la banquette au café). Je ne sais pas si j’ai bien fait. Mon temps disponible est limité, et je ne suis pas vraiment sûr de faire l’affaire ; je suis un parfait incapable dans tout ce qui est relation avec les inconnus, dans tout ce pour quoi il faut s’imposer ou faire des courbettes (bref, très irresponsable et sans initiative). En plus, je prends le risque de me fâcher avec eux, vu leurs caractères de cochon. Malgré mon affection (allons-y : ma fascination). Tout engagement comporte des risques, et je n’ai encore rien osé faire dans ce goût là. Il serait peut-être temps. Sortir de ma position d’éternel à côté. L’observateur qui refuse de se mouiller. C’est maintenant comme ça que j’interprète cette déclaration irréfléchie. Je veux la voir comme un signe encourageant. Accepter de se tromper, d’être mauvais en face d’autres, et faire ce qu’il faut pour ne pas l’être, voilà peut-être quelque chose que j’entrevois maintenant comme envisageable. Sortir de mon cocon (et je répète que je ne l’ai jamais fait — La Musique, ce n’était pas sortir du cocon). Organiser des manifestations, ce n’est pas franchement mon truc, produire m’intéresse beaucoup plus. Mais produire a toujours été pour moi une façon de me construire : ça pourrait être une autre manière de le faire[3]. D’autant que s’investir encourage l’activité en général plus qu’autre chose. Et c’est aussi ce dont j’ai besoin. C’est usant, à la fin, d’être toujours seulement « le copain de… ».

Cet après-midi, aidé Joris qui voulait réenregistrer certaines voix pour son film. Mais ça n’a pas marché ; malgré les indications précises qu’il avait donné au type du magasin, le matériel ne convenait pas (quelle plaie ces types), et on n’a rien pu faire. Résultat, ça ne sera jamais fait pour sa soutenance, dans une dizaine de jours. Il aura accumulé les galères. Il faut vraiment qu’il passe vite à autre chose, et travaille d’une autre manière, où il serait moins obligé d’être redevable, comme il le dit, de pleins de gens « qui ne se sentent vite plus très motivés parce que ce n’est pas leur projet, et qu’il devient gênant de devoir tout le temps relancer » (Père, par exemple, avec qui il va remonter certaines parties — sans les ajouts de son, malheureusement). C’est pour ça qu’il a commencé de s’équiper pour monter sur son ordinateur ; pour ne plus être dépendant.

Je lui ai donné un exemplaire de mon texte sur le tournage, pour qu’il me dise ce qu’il en pense, et Paul l’a lu (et l’a trouvé bien). C’est que je dois l’estimer à peu près fini, je peux donc le mettre ici également :

Fake can be as good[4]

Le matin ; café et cigarettes

Jeudi 21 mai, début du tournage du nouveau film de Joris, tiré d’une pièce de théâtre d’Hubert Colas, avec trois personnages (qui s’aiment, se trompent, se noient sous un flot de paroles…, bref un sujet connu). Le rendez-vous était à huit heures et demie, et je suis arrivé en retard. J’attendais ce moment depuis plusieurs jours comme devant être l’expérience la plus intéressante du mois, et au lever, j’avais ressenti la même tranquille jubilation que lorsque nous allions  enregistrer en studio avec La Musique, mais c’est plus fort que moi, comme d’autres, je suis toujours en retard. Même chose les trois jours suivants, avec seulement, pour tout le monde, les cernes de la fatigue s’accusant, et une tendance générale à traînailler chaque jour un peu plus. Les ponctuels étaient déjà là, mais il fallait encore qu’arrivent Antoine Doinel, et Père, grand prêtre de l’image, venant de Rennes et qui avait dû veiller tard pour récupérer la caméra. Et puis parmi tous ceux qui étaient sur place parce qu’ils avaient dormi là, Joris, sa complice Sylvette, Juliette et son copain (bientôt parti faire du stop vers La Turballe). Certains étaient sortis de leur lit depuis si peu de temps qu’on ne peut pas dire qu’ils étaient prêts. Quelles que soient plus tard nos activités, lorsque nous devrons adopter un rythme de travail « normal », ce ne sera pas sans douleur – si jamais ce jour doit arriver : la probabilité en décroît.

Chez Joris, sur le carrelage blanc, tout était encore en chantier, matelas en désordre, cheveux en bataille, mines défaites, draps froissés, tout le monde vautré autour de la table basse en émail seventies devant du café et de la brioche, dans des poses engourdies — Joris est toujours prodigue sur le chapitre de la nourriture ; en fait, c’est un des rares secteurs où la « production » dépense. Et puis c’est un moment important, on prend contact avec les autres, il vaut mieux prendre le temps. Les cigarettes n’ont pas tardé à sortir. Pour se sentir plus en sécurité, Joris avait réuni une petite équipe de gens qu’il connaît, et qui se connaissaient presque tous à un titre ou un autre, quoique parfois de loin ; mais avoir le sentiment de former un groupe, même de circonstance, tendu vers un objectif commun, est autre chose, et n’est pas négligeable ; quatre jours partagés ainsi, plus que d’accumuler cette connaissance, la renouvellent, si tout se passe bien (mal aussi d’ailleurs). Je n’avais pas gardé les vaches avec tout le monde, mais ce genre de petite entreprise finit par le laisser croire.

En tant que « processus de création artistique », comme on dit, le film existait depuis longtemps déjà, en germes de plus en plus précis et parfois chaotiques, et il continuera d’exister après pendant un moment (ensuite, ce sera un « produit fini », qui n’en continuera pas moins d’évoluer, dans les réactions qu’il provoquera) ; mais pour moi, et pour la plupart des autres, modestes contributeurs, c’étaient ces jours-ci qui importaient ; comme expérience en soi, et comme moment humain. Chabrol le dit, « Profitons du tournage, parce qu’on ne sait pas ce que sera le film ! ». D’ailleurs, personne n’avait pu lire le scénario ; on en avait eu des échos, un aperçu général du projet (j’avais même souvent discuté avec Joris dans ses périodes de doute), mais rien de définitif, permettant de se faire une idée précise. Il avait travaillé avec eux, mais il y avait une part de stratégie dans le fait de laisser les comédiens dans le flou – pour que leur jeu ne soit pas trop déterminé à l’avance. Et c’est un fait que même à l’issue du tournage, le détail de l’histoire n’est pas clair. Peut-être même que tout n’était pas absolument défini encore ce matin du jeudi. Pour écrire ou réécrire des scènes entières dans le rush, il faut un aplomb que Joris n’a pas, mais il y avait peut-être des points encore susceptibles de changer.

Tous, dans une lettre faussement officielle, on avait reçu quelques jours auparavant nos affectations. Père filmerait, il serait l’homme orchestre ; Juliette jouerait le rôle féminin ; Audrey prendrait le son, cambrée la perche tendue au dessus de la tête (dévoilant à maintes occasions un nombril charmant), et casque sur les oreilles ; Antoine Doinel serait assistant réalisateur (il regarderait le moniteur à la place de Joris quand celui-ci jouerait ; en fait, il s’est aussi vite retrouvé comme moi à dérouler des câbles et monter des projecteurs sur leurs pieds instables) ; Sylvette, éternellement vêtue de noir, scripte — et organisée ; Franck, qui n’est venu que par intermittence et ça valait mieux, prendrait des photos sur le « plateau » ; Paul, l’autre rôle masculin, avait obtenu de ne pas travailler le jeudi : on devait le retrouver par hasard dans la matinée, attablé avec son Petit-Fruict-des-bois-parisien à la terrasse d’un café de jour un peu pouilleux sur le bord de l’île Feydeau ; moi, je serais homme à tout faire, puisque je n’ai aucune compétence particulière (j’avais évité le rôle prévu de rigolo de service, qui s’est retrouvé sans titulaire) — mais je n’allais pas tarder à sortir mon petit carnet, pour y griffonner dans un coin, chacun cherchant à savoir, curieux et coupable, à quoi ça pouvait bien servir. Ce premier jour, Fred était venu prêter main forte ; je l’interrogeai sur son concours de la veille : il avait eu l’impression de le rater. Les yeux dans le vague et qui brillaient, parsemés de fines paillettes d’or, il tenait l’une dans l’autre ses larges mains, accroupi engoncé dans son blouson d’aviateur. Bientôt se mirent à circuler des demandes de nouvelles des frères et des sœurs, et, comme profitant à plein de l’instant présent, on était encore à neuf heures largement passées à glandouiller sans qu’un vrai mouvement se dessine. Pareil tous les matins, dès qu’un donnait le signal du départ, c’était encore attends ! une dernière clope ; ou bien Joris voulait aller aux toilettes ; ou c’étaient les tergiversations éternelles de Paul, d’autant plus fournies que la question lui semble futile ; d’autres choses encore que j’ai pu oublier.

La lumière

J’avais pris plaisir à l’air rosi, à la lumière fraîche du dehors à peine sorti de chez moi ; ceux qu’on inspire à pleine bouffées comme si on n’en avait jamais connu de meilleurs. L’air du petit matin a cette qualité qu’on retrouve chaque fois l’impression de le respirer pour la première fois – c’est que je ne le connais pas beaucoup, il faut dire. Nantes était encore mal réveillée elle aussi, sans trop savoir dans quel siècle elle devait se situer, ni trop dans quelle partie du monde. Descendant vers l’église Saint-Similien, presque personne dans la rue parée d’ombres estompées. Le petit matin, c’est le plus extraordinaire, on dirait qu’il nous appartient ; une tranquille évidence. Et ensuite, lorsqu’on a enfin débarqué tout le matériel en bas de chez Coline, il n’y avait guère que nous à nous agiter, nous seuls à capter les rayons forts du soleil sur nos visages. Et seuls les oiseaux urbains pour nous accompagner ; oubliés, les déluges automobiles du quotidien nauséabond (même pas de problème pour trouver des places de parking). Privilège de l’horrible jour férié : mais cette sensation ne nous a pas vraiment quittés des quatre jours. Pour tout dire, le monde extérieur n’a pas été loin de cesser d’exister, dans le bourdonnement des esprits tendus — mais il ne nous a pas échappé pour autant ; c’était plutôt le créer à notre propre mesure. On serait bien resté là, à cligner des yeux à la lumière.

Cette lumière, que de difficulté à la recréer pour la caméra. L’homme de l’art n’y verra que le quotidien ; sans cesse déplacer un projecteur de centimètres qui font toute la différence, en modifier l’inclinaison dans la chaleur éclatante de ses 1000 watts (se brûler quand on est maladroit), voiler un autre de tulle, à l’aide de pinces à linge en bois pour fixer le tissu aux volets — double épaisseur ? Non, quadruple ; puis Père, l’œil rivé à son objectif, non double, ça ira. On passe vite de l’excès à une image où on ne distingue rien. Les manœuvres délicates pour recréer artificiellement pour l’écran cette lumière qui passe dans nos yeux comme une évidence, ça me sidère à chaque fois. Et d’abord, s’il fait grand jour au dehors, on peut avoir à fermer tous les volets pour repartir de zéro à la manière d’un peintre hollandais du XVIIe siècle ; tout ça demande un œil acéré ; il y a la technique, ou l’expérience, qui fait qu’on sait éviter des ombres qui viendraient malencontreusement se doubler sur les murs et donner trop conscience de leur artifice (et je ne parle pas de celui pour repérer la discrète ombre de la perche dans un coin du champ, celle qui nous a fait refaire la première des sept ou huit prises qu’on jugeait satisfaisante d’un plan particulièrement compliqué à mettre en place). Il y a ensuite le talent de donner l’impression d’un petit matin, puis de faire évoluer l’éclairage sans se tromper, à mesure que les minutes passent dans l’histoire. Que de longs réglages pour un plan des jambes de Juliette ; elle devait revenir d’une douche imaginaire, enfiler à cloche-pied ses vêtements d’été pour aller répondre au téléphone qui sonnait, laissant ensuite Joris déblatérer tout seul à l’autre bout du fil. Et, c’est évident, ne devaient pas se voir les kilomètres de câbles déroulés en tous sens. L’artifice se voile jusqu’à disparaître pour le spectateur, mais c’est toujours une impression déroutante de constater les moyens détournés pour y parvenir. Encore je ne parle ici que de vidéo : à ce qu’on dit c’est bien plus compliqué en cinéma, où la pellicule a besoin de beaucoup plus d’éclairage pour être impressionnée. Ça viendra peut-être ; quand il y aura les sous pour. Dans ce film, la vidéo ne fait que copier le cinéma ; on fait comme si : ce que le puriste des deux camps reprochera toujours. Mais c’est une de ses utilisations possibles parmi d’autres.

Père dirigeait les manœuvres en quelques mots sûrs, mais il a d’abord fallu décider si le film serait en couleurs ou en noir et blanc ; différents essais avec les réglages du moniteur de contrôle, pour opter finalement pour le noir et blanc — « peut-être un brin teinté ». Je me doutais que Joris préférait cette option (pas sûr de la partager), et il était certainement fixé depuis le début, mais il a voulu voir — et c’est vrai que pour le faux sang qu’on utiliserait plus tard, la couleur était mieux ; mais ce n’était pas non plus le pivot du film. Et puis en jouant avec la lumière, le noir et blanc permet des effets expressionnistes en intérieur qui ne manquent pas d’attrait non plus — tentation du film à petit budget moderne peut-être, comme Stranger than Paradise, où chaque personnage a au moins une fois l’occasion de se transformer en Nosferatu sur le mur auquel il est appuyé. Dans certaines scènes tournées tard le premier soir, scènes de mots bas prononcés au bord du lit ou le dos à une porte fermée qui ne s’ouvrira pas, cette lumière parvenait à créer une atmosphère quasi-religieuse.

Le plus simple serait de se mettre à l’école du Dogme 95 Lars von Trier : éliminer le plus possible tout éclairage artificiel ; tourner en lumière naturelle. Mais c’est moins « beau ». C’est une autre façon de voir les choses — de les faire voir.

La lumière, celle qui nous permet nos propres images, c’était aussi le voile continuel laissé dans l’air confiné par la fumée des inévitables cigarettes, les yeux bleus de Juliette debout des heures devant la porte de l’appartement, ainsi que la manière dont prenait la lumière les plis du drap blanc dont elle était enveloppée jusqu’aux pieds ; et lorsqu’on ne savait plus bien s’il faisait encore jour ou non dehors, sortir ébloui par le plein soleil de midi (comme d’une salle de cinéma), et, resté trois pas en retrait à discuter de ses photos avec Franck, voir, les yeux d’un coup dessillés, Audrey, le port de tête très droit et les épaules déjetées, marcher avec souplesse et naturel, écrasant les talons des petites tennis jaune vif dont elle était chaussée. C’était ça aussi la lumière.

Je pense enfin à celle du dimanche matin au marché de Talensac, humide et grise, lorsque nous attendions de commencer dans l’odeur de poisson qui règne partout dans le bas des halles. En un sens, c’était mieux qu’il ne fasse pas beau — disons que ça convenait à mon idée de ce qu’on avait à faire. De longs plans où les personnages discutaient dans les allées, suivis ou précédés selon les cas de Père et Audrey harnachés de leur matériel (Joris n’est pas très satisfait de ce que ça donne au final). Moi, je n’avais alors pas grand-chose à faire, mis à part marcher devant pour écarter les gens, veiller à ne pas trop bousculer les mamans et les poussettes ; j’ai traîné aux étals des poissonniers, louché sur les langoustines, les araignées vivantes et les coquilles Saint-Jacques. Joris a tenu à ce qu’on prenne des images de quelques gros poissons, et de longues anguilles qui s’agitaient avec nervosité. Ensuite, rencontré une vieille femme asiatique, minuscule et ridée comme une pomme de fin d’hiver, qui souriait de toutes ses mauvaises dents, et parlait comme une mitraillette, sans que j’y comprenne un mot ; puis, au détour d’une allée, Nonos et un de ses amis qui jouaient de la guitare dans une entrée assis sur des pliants. Je serais bien resté à les écouter, j’aurais bien aimés qu’ils soient filmés quelques instants de plus. Lorsque tout a été fini, j’ai plaisanté avec Juliette sur les couleurs horribles des soutien-gorge proposés en vrac, et Joris lui a acheté une paire de lunettes de star à quinze francs.

L’attente

Le cinéma, c’est l’attente ; il faut patienter des heures avant qu’un plan soit tourné ; il n’y a guère plus de trois minutes utiles tournées par jour dans un film normal : on dit toujours ça, le cinéma c’est l’attente (enfin, quand il y en a qui attendent, c’est que d’autres travaillent). Pour nous, c’était autre chose, puisqu’on n’avait que quatre jours pour boucler assez d’images pour un film d’une vingtaine de minutes ; mais pour l’attente, c’était pareil. Déjà, on a eu un mal fou à décoller chaque matin, et ensuite, on n’en était pas moins lymphatique le reste de la journée. Chaque instant est tissé d’une trame de creux et de vide. Il faut attendre quelques secondes entre « Ça tourne ! » et « Action ! », il y a le temps de la décision avant de mettre un plan en place, un dernier moment pour se concentrer, que tout soit fin prêt, que chacun gagne sa place avant le signal, comme lorsqu’on éprouve une dernière fois le besoin impératif de se racler la gorge avant de parler en public, ou de se gratter le dos avant de pénétrer dans le bureau où on subit un entretien d’embauche. Et lorsqu’on a tourné dans le tram vendredi, ou sur le quai, si la prise était mauvaise, il fallait bien attendre que le suivant arrive, ou que Juliette, qui était montée dedans, ait le temps de revenir. Remettre le décor en place, quoi. Tout ça sans compter les inévitables problèmes techniques inattendus (dont je ne sais si ce sont des impondérables, comme on pourrait être tenté de le dire, ou des problèmes d’inattention), un bout de truc incongru dans le champ, un bruit parasite dans le casque ou la perche du micro malencontreusement déboîtée.

Mais c’est pour Juliette que l’attente entre chaque prise était nerveusement le plus difficile. Du moins semble-t-elle avoir eu du mal à s’y faire, comme lorsqu’il a fallu qu’elle reste plantée des heures devant la porte enroulée dans son drap blanc, qu’elle devait périodiquement réajuster pour être raccord et parce qu’il finissait toujours par glisser. Sur la fin, elle craquait. Elle n’avait aucune expérience de la caméra, et avec ce travail fractionné, où il est difficile de garder sa concentration, où chaque moment de jeu est détaché du suivant par de longues minutes où il n’y a que les autres à s’agiter, c’est l’inverse du théâtre, où, comme elle disait, « on fait tout en même temps ». J’imagine qu’on ne doit pas toujours avoir l’impression « d’y être ». Surtout que dans une toute petite production, il n’y a pas vraiment moyen de s’isoler comme dans les films où les comédiens se retirent à l’écart dans leur roulotte de stars presque jusqu’au clap (enfin je suppose). Quand elle le pouvait, Juliette partait faire un tour à pied dans le quartier.

Chaque fois qu’il n’y avait ne serait-ce qu’une minute de battement, il y avait toujours quelqu’un pour allumer une clope, aussitôt suivi par d’autres, et en définitive, je me demande si le temps passé à travailler à notre cancer du poumon n’a pas été plus long que la durée totales des rushes. Parfois c’était nécessaire pour souffler, faire baisser la tension d’un plan qu’on n’arrivait pas à tourner (et souvent alors, on restait, debout ou assis, à se regarder sans rien dire) ; d’autres, ce n’était qu’un réflexe, regretté dès qu’il fallait ensuite monter quatre hauts étages de l’île Feydeau avec du matériel plein les bras, le souffle court et la langue abrasive. Dans ces minutes calmes ou nerveuses, les chansons de Loïc me poursuivaient avec ténacité. « Eh ho, eh oh, eh oh, est-ce que tu ne serais… pas en train d’oublier le mot… tendre avant de partir ? », une mélodie que chante Joris dans une scène, il se précipite sur le palier, et la lance à Juliette, partie en claquant la porte et disparue dans l’escalier. L’idée originelle était d’insérer cette seule réplique chantée au milieu d’un dialogue parlé : ça aurait été du plus bel effet incongru ; mais là encore, le scénario a connu des modifications. De toute façon, je crains que le plan ne figure pas au montage, à cause d’un autre qui devait le précéder mais n’a pas été tourné. C’est dommage ; pour le décalage, et parce qu’à force de l’entendre, on fredonnait cette phrase musicale à tout bout de champ, devenue leitmotiv sonore du tournage. Enfin peut-être qu’on la retrouvera dans la musique, puisque c’est Loïc qui va la composer. J’ai confiance en ce qu’il apportera, et il est possible que ce soit, en plus surprenant : son attrait pour la musique classique et contemporaine laisse planer l’incertitude sur ce qu’il va produire.

Rendu primesautier par l’ambiance générale, à la fois sérieuse et mutine, et par ces chansons, j’ai profité d’un nouveau moment d’attente, au bas de l’appartement de Joris, pour m’éclipser discrètement, courir jusque sur les quais du tramway cueillir les pensées des parterres municipaux ; je les ai offertes aux filles. Un geste de jeune premier couillon et théâtral (au mauvais sens du terme — avec Joris, il faut faire attention aux mots qu’on emploie).

À part Joris et ses complices féminines, Juliette et Sylvette, qui tenaient chez lui le soir de longs colloques et refaisaient le théâtre et le cinéma jusqu’à des heures impossibles, on était tous en général trop crevé après la journée et ses innombrables piétinements pour avoir envie d’autre chose qu’aller dormir ; et c’est plutôt dans les périodes de creux les plus longues de la journée, ou lorsque toute l’équipe n’était pas requise, qu’on trouvait le temps de discuter, de s’informer de ce que font maintenant les uns et les autres ; de l’avancée, toujours problématique, de la maîtrise d’Antoine sur un réalisateur arménien (les mains au fond de ses poches, il éludait d’un petit rire évasif et disait que l’an prochain, il irait peut-être habiter Paris) ; du travail de Juliette à l’école de TNB ; des envies d’Audrey, cadreuse peut-être, mais n’a pas encore trouvé une formation — elle regrette aussi de n’avoir pas assez de notions techniques, ni, ce qui étonne lorsqu’on la voit, assez de culot pour se faire des relations utiles (sur ce point, son passage chez Pierrick Sorin n’aura pas servi à grand-chose, elle le reconnaît) : dans ce genre de métier, l’art de serrer des mains, et les bonnes, est sans doute un des premiers à acquérir. À l’époque de La Musique, Clément disait sucer des bites. Ce qui ne nous rendait pas meilleurs à ça. Il faut être sûr de soi, savoir se faire connaître, laisser penser qu’on est indispensable : être d’abord son propre publicitaire. À ce jeu, Père est par exemple meilleur que Paul ; c’est à ce prix qu’il réussit. Il contestera peut-être, mais Paul est, lui, un doux rêveur : une des raisons aussi de l’apprécier. Le vendredi soir chez Coline, en finissant d’avaler les sandwichs que Franck et moi étions allés acheter au Commerce, la conversation a longuement porté sur la fauche, suite à l’intérêt porté à la collection de disques de classique et contemporain de Loïc ; on aurait sans doute alors dû parler de musique, mais quelqu’un ayant imprudemment laissé entendre qu’une bonne partie avait été subtilisée à la FNAC, le sujet était tentant. Il faut dire qu’on était vraiment chez des spécialistes, bons en tandem comme chacun de leur côté ; mais tout le monde a eu bien sûr ses petites anecdotes sur la question, et certains, comme Juliette, n’étaient pas en reste pour la pratique — elle n’a pas peur de s’attaquer à des gros morceaux. Des propos dénués de tout sentiment de culpabilité (j’ai soutenu avec emphase l’idée que lorsqu’on n’a pas d’argent, il n’y a aucune honte à voler dans les grands magasins ; que c’est même une manière de se défendre — à ses risques et périls évidemment. Mais comme le dit Alexandre dans La Maman et la putain, « la pauvreté n’est pas une raison suffisante pour ne pas se cultiver » ; ou pour profiter de manière générale) ; le sens moral résidait plus dans le fait que voler, pour certains d’entre nous, c’est trop oser — pour Audrey ou pour moi. Ce qui enlève pas mal de sa valeur à ma théorie.

Est-ce à cause de ces fréquents temps morts, à cause de la relative inexpérience de Joris, qui, concentré à la fois sur un rôle qui l’angoissait et sur les problèmes multiples de la réalisation, a semblé souvent un peu dépassé par les événements, on a vite accumulé les retards ; déjà vendredi soir, alors que la chaleur des projecteurs allumés constamment vibrait dans nos crânes, que tout le monde commençait d’être à bout, quand Antoine a demandé, de son ton détaché, combien de plans il restait à faire avant d’arrêter, Joris, pâle et les yeux cernés a été d’un évasif « J’ose même pas le dire… » ; il avait l’air désespéré. (c’est dans ces moments-là que le grand sens de l’organisation de Sylvette, souvent discrète mais efficace, faisait merveille. Elle n’avait théoriquement que la fonction de scripte, mais comme l’a fait remarquer Père, avec ses dossiers sous le bras, les nombreux papiers qu’elle étalait sur un capot de voiture si on tournait dans la rue, elle ressemblait plutôt à une directrice de production — ce qui est plus à la mesure de son importance). Père était en tout cas celui qui tenait le mieux, même les yeux ouverts avec des allumettes, et voûté à force de porter la caméra (parce qu’il a l’habitude de tournages éprouvants ; il est assez pro. À côté, nous, ses assistants, nous étions des lavettes). Joris a dû abandonner certains plans. Je ne connais pas le détail des tractations entre lui et Père , mais je crois que ce dernier ne voulait pas continuer — ce qui ne l’a pas empêché ensuite d’aller au bar. Moi, je n’avais envie que de dormir, j’étais assez crevé pour avoir lâché un ou deux mots un peu aigres à Sylvette. Je ne me rappelle plus à propos de quoi c’était, ça ne devait pas être trop grave (même si j’ai préféré m’excuser). Dans l’ensemble, ça n’a pas dégénéré. Ni insultes ni bagarres comme ça arrive. Joris et moi nous étions bien battu sur le tournage de son premier film chez moi (enfin dans la maison de Grand-père et Grand-mère que j’habitais à l’époque). À cause d’une sombre histoire de cafetière qui avait débordé, le matin après une nuit bien trop courte et une soirée arrosée avant.

Le jeu

À cause de son intérêt pour le théâtre, et pour le travail du comédien, Joris a choisi de mettre évidemment l’accent sur le jeu. De ne pas assez s’y intéresser, dans les courts-métrages qu’ils ont tournés, c’est ce qu’il a pu reprocher à Paul et Père, à Jérôme Courtois, par exemple. Lui, en revanche, puisque son propos, c’est de réfléchir sur l’artificialité, la théâtralité, il y est très attentif — du point de vue de l’image, ce qu’il fait n’est par ailleurs pas très formaliste, même s’il soigne le cadre et a, une fois que le film a été tourné, beaucoup pensé le montage ; et dans ce film-là, le décor n’a pas non plus l’importance qu’aurait pu lui accorder ce type de réflexion. Mais il se bat en tout cas fermement contre l’idée que le cinéma doit être « réaliste » ; dans ce cas-là, autant y aller franchement. Et c’est d’une pièce que son scénario est tiré, dans laquelle la nudité du texte, et sa complexité, se prêtaient particulièrement à son propos ; et le titre qu’il a choisi, Rien n’a ordinairement l’air plus vrai que le faux, n’est pas un effet du hasard. Rien à voir pour autant avec du théâtre filmé, cela va sans dire ; il y a un vrai travail de cinéma, cohérent quel que soit le résultat final — on peut toujours rater ; l’important est avant tout d’explorer.

Ce que fait le comédien sur un plateau est d’ailleurs très différent de ce qui se passe au théâtre — et comme je l’ai dit, ça déstabilisait beaucoup Juliette au début. Elle semblait ne pas trop savoir comment se dépatouiller du côté très fragmentaire du travail. Et c’est vrai que celui qui joue peut devenir presque un simple jouet entre les mains du réalisateur, à qui revient l’assemblage final. Il suffit d’ailleurs souvent de ne pas en faire beaucoup, puisque toute une partie du sens du film se concrétise à ce moment (je serais personnellement tenté de dire : la plus importante) ; tout ça fait penser au fameux effet Koulechov, que tout prof de cinéma montre à la première occasion : selon le contexte après lequel il est inséré, une table bien garnie, l’image d’un enfant mort, une femme nue, un plan du visage inexpressif d’Ivan Mosjoukine, un des grands acteurs russes des années 20, est au contraire perçu comme très expressif par le spectateur. C’est un truc classique du montage.

Mais ce qui dérangeait aussi beaucoup Juliette, et lui causait de gros problèmes de concentration, c’était de sentir parfois la présence de la caméra à quelques centimètres d’elle, et toute une équipe autour attentive à son moindre battement de paupière, retenant sa respiration pour ne pas gêner, mais ne participant pas ; peut-être est-ce d’ailleurs pour cette raison qu’elle a finalement refusé de tourner nue alors qu’elle avait commencé par être d’accord. Les détours utilisés pour  suggérer que son personnage l’est montrent bien d’ailleurs, s’il en était besoin, l’artificialité du cinéma, quel que soit le résultat qu’on recherche, « réaliste » ou non. C’est même étonnant de songer comme, lorsqu’il voit sur l’écran une personne seule dans une pièce, le spectateur ne peut avoir conscience de l’effervescence dans laquelle cette « même » pièce était à l’instant où les images ont été prises. Tout ça, c’est un des intérêts du cinéma, que Lars von Trier interroge de façon dérangeante dans Les Idiots, lorsqu’il fait apparaître un des cadreurs dans le champ : on ne sait plus trop le statut de ce qu’on voit. (Comme tous les arts sans doute) le cinéma, c’est pas mal une question de trucage. D’ailleurs, quand nous, ceux de l’équipe qui ne faisions en règle générale pas grand-chose ou même rien entre « moteur ! » et « coupez ! », nous voulions voir vraiment ce qui se passait pourtant juste devant nos yeux, nous cherchions à nous contorsionner pour regarder plutôt l’image cadrée sur le tout petit écran du moniteur. Dans les scènes d’intérieur, on pouvait se laisser hypnotiser peu à peu par l’atmosphère intense qui prenait forme réellement entre ces deux mots fatidiques (comme dans la plupart des scènes avec un texte important, où la présence de nos trois comédiens jouait à plein), mais en extérieur, par exemple, où on ne pouvait voir l’écran, c’était très frustrant. C’est avoir un peu l’impression que tout se dilue, perd de sa consistance. Une autre version, ce sont les photos prises par Franck dans les intervalles de creux.

Mais le pouvoir de transformation du cinéma, cette artificialisation du monde réel, se remarquait déjà nettement dans le visage de Juliette sur l’écran ; c’est fou comme elle n’est plus la même, et comment, selon les éclairages ou les instants, elle peut être encore autre.

Pour le jeu des comédiens, Joris a choisi de contrer avec franchise la tendance « naturaliste », cherchant un style plus proche du jeu de théâtre, dans le ton comme dans le débit (alors que le texte en lui-même, avec ses arrêts, ses reprises, ses phrases interrompues, ressemble peut-être plus à la façon dont on parle dans la vie — c’est un fait qu’on s’exprime beaucoup mieux au cinéma que dans la réalité : en général, tout ce qu’on dit est signifiant — et ça va parfois jusqu’au « mot d’auteur », chose à éviter autant que possible. Dans le texte de Colas, il s’agit plus d’un « halo » de sens à trouver au-delà des mots prononcés) ; il s’intéresse, sur ce point, beaucoup à Bresson, dont il trimballe depuis quelques temps partout avec lui les Notes sur le cinématographe[5]. Mais chacun avait malgré tout un jeu différent, en partie lié à ce qu’ils n’avaient pas eu autant le temps de travailler ensemble que Joris ne l’aurait souhaité.

Je ne sais pas trop comment décrire la façon dont Juliette a joué, si ce n’est que je l’ai trouvée bien ; rares ont été les moments où, peut-être parce qu’elle était malade, parce qu’elle ne savait pas toujours très bien son texte et en était encore moins à l’aise, elle ne parvenait pas à s’en sortir, s’enfonçait plus à chaque prise : surtout dans le long plan-séquence tourné dans l’appartement de Joris, où elle lance à Paul-Sébastien qu’il est « comme les autres hommes ». C’était déjà difficile techniquement, parce que Père et Audrey, à force de se déplacer un peu à l’aveuglette, avaient tendance à se prendre les pieds dans les câbles ou la tête dans le plafond mansardé, mais on a dû se résoudre à abandonner avant que ce soit vraiment satisfaisant, voyant que les prises supplémentaires avaient toutes les chances d’être plus mauvaises que les précédentes (je crois qu’il y en a une seule à peu près correcte et où le texte est complet ; sur dix-sept ou dix-huit). C’était nerveusement usant pour tout le monde.

Paul a été, lui, le plus naturaliste des trois, dans son interprétation ; j’ose avouer que j’avais quelques craintes, puisqu’il n’a pas de pratique, mais il s’en tire plus qu’honorablement — et le décalage entre son jeu et les autres n’est pas forcément un mal ; ce genre de chose doit d’ailleurs arriver tous les jours dans les films. En fait, il s’est servi surtout de son bagout naturel, de sa grande facilité à bouger devant une caméra ; on voit à quelques gestes de la main désordonnés, à des problèmes d’articulation, qu’il ne maîtrise pas toujours ce qu’il produit, à des petits détails de ce genre, mais dans l’ensemble, il est resté sobre. Il jouait même beaucoup plus lorsqu’il ne jouait pas, finalement, lorsqu’il était Paul (moment où, avec ses lunettes postiches, il ne se ressemblait plus du tout, et faisait plutôt penser à mon cousin qui est à Sciences Po) : comme d’habitude à vrai dire ; jamais en retard d’une bêtise, prenant des poses, imitant Alain Delon, poussant des cris d’orfraie à la vue du trucage destiné à faire croire qu’il se faisait brûler la figure sur une plaque électrique, à cause des étincelles que celui-ci dégageait, etc. : bref, en continuelle représentation. Il y a eu de longues discussions sur l’intérêt de lui faire jouer à poil certaines scènes (où il sort du lit), mais ensuite, il était très à l’aise, semblant involontairement content de s’exhiber ainsi, la bite pendante — alors qu’à l’écran, ça se révèle assez superflu, ça attire trop l’attention sur un point qui n’a pas d’intérêt intrinsèque (je ne parle pas de sa bite). C’est plutôt le Petit-Fruict-des-bois, venue voir quelques moments du tournage, et tombée par hasard sur celui-là (pour le reste, elle a fait cantinière de l’équipe), qui n’avait pas l’air très heureuse de le voir se balader comme ça dans le plus simple appareil — elle devait penser avoir une exclusivité sur sa nudité. Et même chose lorsqu’il a fallu recommencer quinze ou vingt fois le fameux « plan impossible » où il fallait le déshabiller sans que ça se voie à la caméra, pour lequel Sylvette et moi avons passé une bonne demie heure avec son sexe à cinquante centimètres du visage (un truc inspiré de la fin de La Femme au portrait de Fritz Lang, où le personnage change de tenue sans qu’il y ait aucun cut, et où il passe ainsi de l’état de mort à vivant).

Joris est celui qui a adopté le jeu le plus bressonnien — il savait exactement ce qu’il voulait. Mais ça n’était pourtant pas de tout repos. Son double rôle de metteur en scène et de comédien l’angoissait ; plus que de raison peut-être, mais ça le mettait vraiment dans tous ses états. Avant chaque nouvelle scène, il partait s’isoler avec Juliette de longues minutes, pour se concentrer, ou répéter une dernière fois, on ne savait pas trop, dans le couloir des combles qui mène à l’appartement de Coline. Et pour sa première scène, ça n’a pas donné grand-chose (de tout le film à l’état de prémontage, c’est de loin la plus mauvaise, et c’est malheureusement la première où il y a du texte) ; peut-être parce qu’il avait déjà trop travaillé le rôle l’année précédente, ou parce qu’il en avait une idée trop figée, il s’est coincé dans un débit mitraillette, respirant mal, ne faisant rien passer que des mots qui en perdaient tout poids : évidemment, ce n’est pas parce que ce n’est pas naturel que ça en devient intéressant. Quand il a été meilleur, son jeu était beaucoup plus minimaliste — notamment dans le moment très intimiste où son personnage tentait de dresser à Juliette un portrait peu flatteur de Sébastien pour le griller auprès d’elle, scène après le tournage de laquelle personne n’osait plus trop parler. Juliette m’a raconté que le déclic est venu du premier soir. Il était catastrophé par son jeu, et doutait de sa capacité à l’améliorer, restait bloqué dans les schémas qu’il avait dans la tête. Elle l’a alors forcé à se mettre dans des situations inhabituelles pour le pousser dans ses retranchements, comme de dire par exemple le texte la tête en bas, renversé sur un fauteuil ; et à la fin, il s’est produit cette chose étrange qu’il n’arrivait presque plus à parler, ne se souvenait plus d’un mot de ce texte qu’il connaissait pourtant par cœur, bégayait. C’est ce genre d’expérience dérangeante que procure le théâtre, et que sans doute chacun devrait connaître de temps en temps. Ce qui est amusant, c’est que maigre comme il est, avec sa petite moustache, les yeux souvent cernés de noir par l’éclairage, vêtu d’une large salopette noire et les pieds écartés, il ressemble à Charlot sur les images.

Tout ceci aurait pu donner un film bien sérieux ; mais le décalage peut se produire aussi de toute autre manière. Et là, la grande découverte depuis un an ou deux, ce sont les films d’Extrême-Orient, en particulier ceux de Kitano, où le gros calibre acquiert presque l’importance d’un personnage. Et presque dès le départ, le projet de Joris était d’acheter un gros pistolet de cinéma : ça a même été une des dépenses les plus importantes. Un truc comme ça, qui ne tire qu’à blanc, coûte au moins 700 balles (et encore c’est le modèle le moins cher) ; il faut dire que c’est un objet impressionnant, noir luisant, et qui pèse plus d’un kilo. C’est d’ailleurs intéressant de voir le comportement des gens quand ils l’ont entre les mains. On a beau savoir qu’il n’est pas chargé, que le chargeur est même enlevé, le saisir produit en soi une grande tension, des gestes précautionneux, la peur irraisonnée qu’il se produise un accident. C’est un faux (chargé, il fait du bruit et brûle une douille de poudre), mais en même temps, c’est plus qu’un jeu, au caractère étrangement fascinant. Certains n’y touchent même qu’avec la plus grande répugnance ; et qu’un se hasarde à le porter à sa tempe, ce sont aussitôt les hauts cris. C’est vrai aussi qu’ensuite, une fois l’objet apprivoisé, les garçons se battaient pour l’avoir, et faire le yakusa en dégainant à tout va avec un air mauvais. Et dans le film aussi c’est impressionnant ; je dirais presque « très réaliste », si le réalisme ne consistait pas ici seulement à ce que soit bien imité ce qui se passe dans les films de John Woo. Pour accentuer le côté jeu, Joris avait tenu à ce que lorsque Juliette menace pour la première fois Sébastien avec le flingue, il se révèle — grâce à un laborieux trucage — être un pistolet à eau. Sur le moment, Antoine et moi pensions que ce serait un peu niais, mais ça crée en fait comme une annonce du vrai tir, quelques scènes après, où le pauvre Paul se fait exploser le ventre par une balle. Pour accentuer l’effet, et produire une belle flamme (ce qui ne se passe pas avec une vraie arme, contrairement à ce à quoi le cinéma nous a habitué), Joris avait placé un soupçon de magnesium à l’extrémité du canon ; quant à Paul, il était harnaché de tout un appareillage sous son tee-shirt, avec une plaque de protection, un pétard de gros calibre, un détonateur électrique et une poche plastique remplie d’un sang synthétique qui a giclé sur les murs et le plafond au moment de l’explosion, mieux qu’on ne l’aurait rêvé. Ça non plus, ce n’est pas « réaliste » : au cinéma aujourd’hui, une blessure par balle produit à peu près l’inverse de ce qui se passe lorsqu’on en prend vraiment une — mais l’important est que ça se voie. Et on peut dire que c’est réussi ; entre ça et les traces de doigts sanglantes un peu partout à cause d’une autre série de plans où il se fait sérieusement amocher dans un fantasme de Romain (le coup de la plaque électrique notamment), il faudra repeindre avant que Joris quitte l’appartement s’il veut récupérer sa caution.

J’ai dit que le pistolet à blanc n’était pas dangereux, mais il faut préciser : pas à plus d’un ou deux mètres. On en a eu l’illustration quand, dans un mouvement que personne n’a trop compris (ignorait-il qu’il était chargé ? A-t-il été maladroit ?), Franck, qui se tenait accroupi sur le matelas, a soudain appuyé sur la gâchette. Il y a eu une détonation, et un énorme trou brûlé dans la couette, qui a presque traversé le matelas. Moi, je n’ai pas bien vu ce qui s’est passé exactement, ça a été très rapide, mais Juliette, qui se tenait assise contre le mur juste à côté, a pâli, et répété d’une voix blanche « Mais il est fou ! Il est complètement fou ! ». Elle était choquée ; lui a bien fait ce qu’il a pu pour s’excuser, vouloir rentrer dans un trou de souris, il bégayait lui aussi, ne savait plus quoi dire ni faire, mais tout le monde n’en a pas moins jugé sur le champ qu’il avait des tendances à déconnecter par moments qui n’étaient pas rassurantes. Ce n’était pourtant pas le tournage qui avait pu lui faire perdre la notion du vrai et du faux.

Le vendredi soir, alors que Audrey et moi rentrions à pieds dans nos appartements respectifs après l’éprouvante soirée de tournage chez Coline, discutant mollement de choses anodines, croisé le trio des Mathieu(x) plus Loïc place Saint-Similien. Au début, je n’avais pas reconnu la voiture, et je me suis demandé ce qu’elle nous voulait. Eux la mine réjouie, contrepoint de la nôtre un peu défaite (même si nous étions contents). Un minimum de ces négociations que Matt aime mener même lorsqu’il en sait l’issue dès avant qu’elles s’engagent, et ils m’ont reconduit chez moi, qui habitais le plus loin. Tout le trajet, ils m’ont asticoté pour savoir l’ambiance, si c’était bien, et surtout si les filles étaient tripantes.

Le soir ; alcool et cigarettes

 

Terminé finalement le dimanche à quinze heures. Je n’aurais pas cru ça possible vu le nombre de scènes qu’il restait à tourner, mais toutes celles du marché le matin sont allées vite —trop peut-être. On a même eu le temps de flâner un peu entre les étalages. Après le déjeuner, il ne manquait plus que quelques plans, vite tournés dans la rue en bas de chez Joris sous une pluie fine. Père, d’habitude si sérieux et strict dans le travail s’est mis torse-nu pour passer devant la caméra en balançant son grand corps. Peut-être avait-on aussi, sachant qu’il ne restait presque plus rien à faire, plus bu que d’habitude en mangeant, quoique le rouge acheté par Joris ait été immonde (comme s’il avait tourné en vinaigre) — il est resté les deux tiers du cubi. Une fois le matériel de tournage à peu près rangé, tous remontés glandouiller, dans le décor laissé tel quel, vautrés sans rien dire sur les matelas épars dans la pièce, ou s’efforçant de regarder le grand prix de Formule 1 de Monaco à la télé (et qui lui aussi se déroulait sous la pluie). Puis on est sorti dans le seul café acceptable ouvert sur la place du Bouffay le dimanche, où Joris (la production !) a payé à boire. Chacun se relâchant, l’ambiance était détendue. On a bien sûr refait le film plusieurs fois, et disputé des rapports entre le théâtre et le cinéma — on avait finalement peu eu le temps de discuter de ce genre de choses pendant le tournage, où l’esprit était occupé à des considérations moins théoriques — mais aussi de diverses bêtises qui n’étaient pas destinées à ce qu’on s’en souvienne ; Père a un peu développé un projet de série très courte qu’il a, et qu’il aimerait arriver à fourguer à une chaîne de télé. Aussi joué au billard et aux courses de voitures sur écran vidéo dans le café désert, heureux (et moi dans un bizarre état d’euphorie froide, presque glacée), à moitié saouls alors qu’il était à peine seize heures. Lâchage après la tension continuelle des jours précédents, aussi le moment de se livrer un peu plus. Puis tout le monde s’est éparpillé ; et là, je ne peux qu’encore plus parler en mon seul nom ; pour chacun l’atmosphère de ces quatre jours a dû perdurer jusqu’au soir, mais je ne peux rien en dire. On ne s’est retrouvé qu’à trois, Père, Audrey et moi, qui voulions continuer la journée à boire, bientôt rejoints au Buck Mulligan’s (seul réel pub irlandais de la ville, que son nom joycien ne décrit pas mal) par Antoine Doinel toujours flegmatique, tous les autres repartis. Soirée de bar idéale pour conclure, discussion à bâtons rompus sur tout et rien, démonstration de nos petits talents idiots (écrire en danois ou en japonais sur la nappe en papier du restaurant turc), et concert de musique irlandaise un peu destroy — soirée pour laquelle il a d’abord fallu faire souffler Audrey dans un Alcootest (que Père avait dans sa voiture) pour lui prouver qu’elle n’était pas saoule et devait rester.

[1] Je vois ça comme des marques de tendresse (il en faut beaucoup pour qu’il se lâche), mais elle, ça a l’air de l’agacer.

[2] Je n’ai pas revu Xavier et Claire depuis mon petit séjour à Brest en juillet ; et depuis, j’ai eu deux fois Xavier au téléphone. Je n’éprouve pas le besoin de les appeler, mais, visiblement eux non plus, et ils ne rentrent que peu. Avec leur fils, etc., ils ont aussi d’autres préoccupations. Pour les modes de vie quotidiens, on n’appartient plus au même monde (et ce ne serait même pas la peine de chercher à leur présenter le baron noir). Je culpabilise quand même de ce délitement de nos relations.

[3] Et ouverture de voies nouvelles ; pour le moment celles que je peux emprunter sont étroites et difficiles.

[4] Rien n’a ordinairement l’air plus vrai que le faux. Enfin non : le faux, le trucage peuvent être tout aussi bon. Ce n’est peut-être pas si différent après tout. — J’aurais bien rajouté une épigraphe de Tàpies, mais ça aurait fait pompeux. Je la mets en notes, parce que je suis content de l’avoir trouvée, même si, dans son contexte, elle n’entretient qu’un rapport indirect avec ce qu’évoquent ces quelques pages (ça vient d’un texte qui s’appelle Rien n’est mesquin) : « L’image des tours de passe-passe du magicien est d’un grand secours pour expliquer les “pouvoirs” de l’artiste, car dans un cas comme dans l’autre, on trouve les mêmes problèmes de la présence et de l’ambiguïté entre le réel et l’irréel. Et si on ne se laisse pas séduire par les tours de passe-passe qui constituent la convention appelée art, l’expérience ne vaut pas d’être poursuivie. »

[5] Bresson qui y a néanmoins sur la question des idées très différentes.