Samedi 23 janvier 1999, Nantes

Je viens de perdre mon dernier grand-père. Maman vient de me téléphoner ; j’étais dans la douche, et en sortant de la salle de bain, j’ai laissé des empreintes de pieds mouillés jusqu’à la chambre. En rentrant de sa journée de chorale, elle a trouvé un message de Papa sur la table de la cuisine. Pourtant, m’a-t-elle dit, hier, il allait mieux. Quelqu’un que je n’ai jamais vraiment connu. Trop loin de moi malgré la Hongrie qui aurait pu nous rapprocher dès lors que Joris et moi nous y sommes intéressés (pour des raisons qui l’auraient hérissé : le bloc de l’Est, ce n’était pas vraiment son truc, on peut le comprendre). Mais nous nous voyions peu, la communication était difficile, et c’est comme s’il avait tiré un trait sur la période de sa vie avant son arrivée en France : il n’en parlait pas. Il était évasif au mieux. S’installer en France c’était devenir français, et il s’était efforcé d’effacer le fait qu’il était immigré, même s’il a toujours gardé un accent et que des expressions sortaient de temps en temps. En revanche, il n’avait plus voulu parler la langue. Qu’il ait abandonné son nom pour prendre un nom français est de toute façon significatif. Pour faire le lien, d’une certaine manière, il a fallu passer par-dessus mon grand-père, remonter à ce que Papa sait ou a cherché lorsque lui aussi a voulu renouer avec ce passé quitté à la fin de l’enfance. Et reprendre son nom, pour ici par exemple – il était né Balogh Férencs. Bref, quelqu’un dont je viens, mais qui n’aura pas joué vraiment de rôle dans mon existence ; quelque chose comme le rôle d’un simple passeur, en somme.