Dimanche 7 février 1999, Nantes

Il est maintenant 23:17 à l’horloge de l’ordinateur. Ce matin, je n’ai pas réussi à me lever tôt : c’est systématique, je mets le réveil à sonner, et ne me lève finalement qu’une heure et demie après ; tous les jours c’est la même chose ; j’ai beau faire, je n’y arrive pas. C’est bien qu’il y a quelque chose là dessous. Pourtant, lorsqu’il sonne, je me lève pour l’éteindre, et j’allume la radio. Mais systématiquement, je me rendors. Je n’y peux rien. On me répète à satiété que c’est une question de volonté, mais voilà, je n’y arrive pas. En plus hier soir, au dîner chez Joris, j’ai trop mangé, trop fumé, bu trop de vin rouge. Ce n’est pas agréable, mais là non plus, je ne peux pas me retenir. Je gâche mes soirées, comme ça. Ce soir aussi, j’ai bu des bières, et je n’aurais pas dû. J’avais prévu de ne rien boire. Mais sur le moment, je ne m’en suis pas senti la force. Vers dix-sept heures, en rentrant de chez les parents, j’ai voulu travailler, mais rien ne vient. Rien. Rien. Rien. Rien. Rien. Malgré le café, les cigarettes. J’ai essayé de m’allonger, pour réfléchir les yeux fermés, en espérant que ça vienne mieux comme ça, mais je n’arrivais pas à concentrer mes esprits, je divaguais — et je ne suis même pas sûr de m’être vraiment endormi ; c’est possible, mais je n’en ai pas eu l’impression ; j’ai dû rester un moment dans l’entre-deux entre veille et sommeil. Rien ne s’est éclairci pour autant. Je comptais réfléchir en marchant, puisque Joris projetait son film chez Sylvain, mais au moment de partir, coup de téléphone : Ermold (qui m’avait déjà appelé hier soir pour qu’on aille boire des verres ; j’avais dit peut-être, ce qui voulait dire non) ; forcément, on a parlé cinq ou dix minutes. Ensuite, j’étais hyper en retard, je me sentais vaseux en plus ; j’ai donc pris mon vélo de merde pour aller plus vite, et je n’ai eu que des ennuis avec sur le chemin : le guidon a du jeu, les deux roues étaient très mal gonflées, et j’ai déraillé au bout du pont de la Motte Rouge. Autant dire que je suis arrivé chez Sylvain dans un état pas très propice à voir des gens, essoufflé, fatigué, furieux. Je crois que ça s’est vu, même si j’ai un peu discuté, avec Matt, Gaëtan des Rabbits, Marko et Valérie (qui étaient hier soir au dîner chez Joris — c’était cool, je les aime vraiment bien[1]), etc. Je n’étais pas très communicatif. Et pendant les films, je me suis mis à douter sérieusement de ce que je fais. Je merde complètement. Je me suis dis que j’allais arrêter ma thèse, qu’il y en avait assez de tout ce cirque, des emmerdes avec cette porte de prison de Branger, etc. Ce n’est pas ça que je veux faire ; ni que je voulais faire en m’engageant dans cette voie. Le jeu n’en vaut pas la chandelle : voilà ce que je me suis dit. C’était la première fois que le doute était aussi fort. Il y aurait tant de projets à faire par ailleurs, trois quatre sujets de nouvelles bien dégrossis, de la musique, des films, des performances vidéo ; et même continuer de réfléchir sur les sujets intellectuels qui m’intéressent ; mais pas dans ce putain de cadre stressant et étouffant. Parce que j’étouffe. J’étouffe. Je me perds. Je me perds. Est-ce que ce ne serait pas ça finalement, le grand saut, le passage ultime sous mes propres fourches caudines ? Tout arrêter, me jeter dans le vide… Le problème, c’est me lancer dans l’inconnu, alors que la thèse, il y a toujours l’espoir que ça donne un boulot correct à la fin. Mais, j’en ai déjà parlé des centaines de fois, espoir en bonne part chimérique… Et puis pourquoi me suis-je lancé sur cette voie ? Pour avoir un boulot qui me laisse disponible pour d’autres choses. Il faudrait m’asseoir sur mon honneur, mes beaux discours de réussite sociale, peut-être merder comme un malade socialement, financièrement ; mais là je merde aussi bien grave ; je ne suis rien, je ne construis rien. En plus j’ai le couteau sous la gorge. Je ne sais pas du tout quelle décision je vais prendre, il est bien possible que je rentre dans le rang, que je continue à cherchouiller sur ce putain de sujet, que j’avance, me traîne, misérablement jusqu’au bout. Mais j’ai senti encore une fois passer le vent d’une autre vie, et peut-être plus fort que jamais.

[1] En revanche, Greg, que j’y ai emmené, m’a eu l’air de s’emmerder ; il est parti assez vite en prétextant la cuite de la veille, mais à mon avis c’était diplomatique. En plus, il n’a pas appelé pour la projection de ce soir. Ça m’ennuie de le décevoir.