Jeudi 1er avril 1999, Nantes

Il fait beau. Alors que je faisais mes courses à mon Marché U habituel, je tombe sur Theona, la roumaine que m’avait présenté Chepe il y a quelques temps. Elle est entrée dans mon champ de vision au moment où je m’apprêtais à entrer dans la file à la caisse, et j’ai été tellement pris au dépourvu de la trouver là, que je n’ai su faire autre chose que de faire comme si je ne l’avais pas vue, dans l’attente d’un instant plus propice pour me retourner avec le plus de naturel possible pour lui parler (prenant un air étonné). Ça m’arrive souvent, je reconnais les gens au premier coup d’œil, mais je ne sais pas aller vers eux. Et elle, sans doute plus timide qu’elle ne le paraît, n’était pas sûre, n’osait pas non plus m’aborder (c’est du moins ce qu’elle a dit). Bref, une situation idiote. Et goujate ; j’avais bien vu qu’elle n’avait qu’une tablette de chocolat, mais je ne pouvais pas la laisser passer devant moi sans me tourner franchement vers elle. Ensuite, tout s’est passé pour le mieux, quoiqu’on ait eu, dans le bus, l’entêtante odeur du poireau qui dépassait de mon sac plastique Marché U pour nous tenir compagnie. Elle m’a l’air d’être une fille un brin bizarre.

Avant ça, je suis passé à la fac porter au Yoda un exemplaire du texte que j’avais filé à Branger il y a quinze jours — puisqu’il m’avait proposé de me lire ; un Parnois pas très en forme ; vieilli. Après son chien, c’est un de ses amis qui meurt maintenant d’un cancer du poumon qui s’est généralisé ; c’est lorsqu’Ermold le Noir est entré dans le bureau qu’il l’a dit, moi, je ne le connais pas assez bien pour ça, et il a ajouté qu’il avait pleuré en apprenant la nouvelle à midi. Bien triste tableau.

Ermold que j’attends pour l’aider à terminer son déménagement, qui s’est bien entendu transformé en une nouvelle aventure catastrophique — ascenseur de l’immeuble en panne, d’où un surcoût de 1000 balles, et le fait qu’il s’est retrouvé à participer aux opérations comme n’importe lequel des débardeurs présents, puis qu’ils l’ont laissé en plan alors que la moitié du boulot n’était pas encore fait. Un classique avec lui. Voilà un nouvel exemple, après les machines-insectes, de la contamination de la réalité par la fiction : (malgré ses airs intimidants lorsqu’on le connaît mal) cette fois, c’est le personnage que jouait Pierre Richard dans ses films qui s’est incarné dans notre monde, où tout est pourtant d’habitude si dilué.

Guerre au Kosovo : je préfère maintenant ne pas en écouter ce qui se dit à la radio. En fait, c’était une belle connerie, un pari très risqué, et qui sera probablement perdu. Milosevic n’attendait bien que ça pour lancer une purification ethnique à grande échelle dans la province (il fait vider méthodiquement les villes — on dit que déjà 1/3 des Albanais est réfugié à l’étranger, ou a disparu) ; et toute la population de Serbie paraît faire bloc derrière lui. Pour que ce système de « frappes », comme dit pudiquement notre propagande, fasse de l’effet, il faudrait que ça dure des semaines, à un rythme soutenu ; et encore n’est-ce même pas sûr que ce soit suffisant. Dans tous les cas, les Occidentaux, une nouvelle fois, seront ridiculisés, et les conséquences de cet aventurisme, si elles sont difficilement calculables, ont de grandes chances de n’être pas bonnes (dont cette déstabilisation de l’équilibre régional à laquelle il est fait référence sans cesse). D’ici là, il n’y aura de toute façon plus un Albanais au Kosovo.

Je me suis laissé abuser au début comme tout le monde, j’ai eu la (saine mais) primaire réaction de celui à qui on rapporte une injustice flagrante, mais ça me semble clair maintenant, la guerre, ce n’est vraiment pas ce qu’il fallait faire pour améliorer la situation (Peut-être n’aurait-il pas fallu attendre la dernière minute pour se préoccuper de cette poudrière qu’est le Kosovo depuis longtemps).