Dimanche 30 mai 1999, Nantes

Hier soir, VidéOzone (plus ou moins, donc, relevé de ses cendres atrabilaires) organisait une nouvelle manifestation au Flesselles. Comme chaque fois qu’il se passe quelque chose, Ermold le Noir insiste lourdement pour que je fasse ici le récit circonstancié de la « performance » à laquelle on vient de participer, en quelque sorte pour consigner notre existence si vivace en vue de l’émerveillement du monde futur – même s’il ne lira pas ces lignes (en tout cas je ne les lui montrerai jamais). Mais ce que j’en retiendrai est surtout que ça m’a permis de boire deux bières à l’œil — en tant que membre pseudo-actif, sempiternelle sangsue de l’activité des autres. Et puis le reste de la soirée, à naviguer entre tous les coins de la terrasse du 13 & 3 et le fin fond du bar pour discutailler avec les divers groupes de mes amis qui s’y trouvaient là rassemblés (Joris, en revanche, n’est pas apparu, je me demande ce qu’il pouvait faire) ; en quoi James Joyce aurait amplement trouvé matière à un chapitre entier d’un nouveau genre d’Ulysse. La performance de VidéOzone valait en fait surtout par le petit exploit technique qu’elle représentait aujourd’hui : à partir de prises de vues de la webcam du Flesselles et autres images de diverses sources, des types installés à Paris dans les locaux de Canalweb, la première télévision sur le net (un collectif baptisé Greyhound-derground – pourquoi pas…), mixaient en direct, et le produit de leur travail, au-delà d’être balancé en direct sur internet, était vidéoprojeté sur un écran sur un des murs du café (en fait d’écran, un vieux drap blanc qui vient de chez moi). À cela s’ajoutait un mix son oscillant entre Daft Punk et de l’electronica correcte, et le fait que, par l’entremise d’un forum informatique, on pouvait communiquer en direct avec eux. Parfois ils répondaient en adressant la parole à la salle. Évidemment, ça a été prétexte à leur envoyer des trucs salaces ; Adalard, ses petites mains toujours serrant la courbe d’un demi de bière, voulait par exemple plus de « gorgeous girls » — ce sur quoi Marc Ausone[1] et moi avons surenchéri ensuite dans le vulgaire. Tout ça ne volait pas très haut. D’autant plus qu’on n’était pas très nombreux dans le café — d’un point de vue communication, on peut parler d’un échec. Nous n’étions, à peu de choses près, que des familiers, ce qui encourageait les conneries — comme à la maison ; Adalard et son glacial frère, Jolicœur, Broerec, Chepe, un Christophe Tessier emprunté, Serge Loiseau, et divers représentants de la branchitude la plus branchée de la ville. Maigre butin, mais qui pouvait nous donner l’impression de participer à un événement vraiment crypto. Ce que c’était : artistiquement, ça ne laissera pas de trace impérissable ; mais ce genre de performance représente une première en France (il paraît). Qui, avec ses images très pixellisées, fera sans doute sourire d’ici dix ans — ça a au moins le mérite de l’innovation. Même si ce n’est tout de même pas L’Arrivée du train en gare de La Ciotat, comme le prétendait Ermold à qui voulait bien l’entendre.

Ensuite, l’habituelle fin de soirée agitée, un verre de bière et une cigarette toujours à portée des lèvres, et quelques interventions navrantes. D’un René Bergère bouffi ; d’un L’Ouzo tombé plus dedans à mesure que la soirée avançait, la peau grumeleuse, l’œil jaune et la sueur perlant au front ; plutôt minable, avec sa chevelure ébouriffée et grasse et son costume froissé. Il sentait déjà la bière à plein nez à son arrivée au Flesselles avant vingt heures, et sa première parole a été pour recommander. Il ratiocine de façon plus pathétique à chaque fois, et c’est ainsi depuis deux ou trois mois ; il ne fait plus guère illusion, et c’est un triste modèle qu’il donne à notre avenir de noctambules sans buts bien définis, mariés à une chaise de bar. Cette fois il a bien tenu un quart d’heure sur une histoire, largement inventée, de bières non payées à un marchand de kebab qui tardait trop à les servir, partant dans de grands éclats de rires postillonnés à l’autre bout de la table. Une bien grande misère. Qui nous aurait fait rire auparavant. Mais cette fois, ça n’a entraîné que la disparition d’Ermold et Marie-Charlotte, et la fuite de quelques autres (dont moi) à l’intérieur du bar, pour au moins ne plus sentir de si près le souffle vicié de nos quarante ans hypothétiques.

Paul aussi, était là, revenu pour l’anniversaire de sa mère.

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Ermold m’a ramené de son voyage en Roumanie une bouteille de pálinka d’abricot : la meilleure. Dans une affreuse bouteille en plastique mou, typique Pays de l’Est. C’était (en partie au moins) en remerciement d’avoir gardé le chat ; je ne l’ai donc plus, malheureusement.

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À un concert en matinée de Madredeus (comme l’a joliment dit Teresa Salgueiro à leur entrée en scène). C’est Chepe qui m’a convaincu d’y aller mercredi soir ; on s’y est rendu avec de ses connaissances étrangères, dont ses amis, la pétulante Marta et son copain Boris, très sympas. Si je n’y avais pas tant pensé avant, c’est que c’était dans un lieu pour nous inhabituel, une salle à Couëron, qui domine la Loire. Un bon concert, et j’étais heureux de les voir ; sans émotion particulière cependant. Rien de cet emportement qui me submerge parfois, même lorsqu’à la toute fin ils ont joué « Gitarra », ce morceau sur Ainda qui me faisait pleurer à chaque fois que je mettais le disque. Déjà la salle, sans dénivellation, n’était pas franchement l’endroit idéal pour les voir — mieux aurait valu un théâtre, ou une église (à Paris cette semaine, ils ont joué à la Madeleine) — mais c’était peut-être également un peu froid. J’avoue que par moments, j’ai eu du mal à fixer mon attention. Je préfère de toute façon les morceaux de Madredeus qui sont les plus rythmés ; pour le reste, je trouve que ça touche parfois au lénifiant ; et comme ce n’est pas très scénique, il vaut mieux être concentré. C’est quelque chose comme une conversion, qui s’opère ou ne s’opère pas. Et moi, malgré le plaisir que j’ai pris, je suis demeuré à l’extérieur. Je n’avais sans doute pas le recueillement nécessaire, ou quelque chose du même genre. Teresa Salgueiro, toujours très belle, occupe magnifiquement, toute en grâce, le devant de la scène, mais les autres musiciens (c’est un peu inéluctable) sont très statiques, assis, leur guitare coincée entre les jambes, et très économes de leurs mouvements. Tous vêtus strictement, de costumes trois pièces noirs — et eux, en revanche, ont vieilli. Il y a aussi le synthé qui est dérangeant ; il apporte une touche de « modernisme », mais qui est loin d’être toujours utile à mon avis, et il était de toute façon mis trop en avant dans la balance — ça fait un moment que j’honnis les nappes. Je crois qu’ils ont perdu avec le départ de l’accordéoniste, même si O Paraíso, le dernier album en date, est très bien, du niveau de Ainda. En tout cas un gros succès public, avec longue ovation à la fin, et multiples rappels ; et entendre du portugais m’a fait plaisir, surtout avec cette voix si cristalline.

[1] Qui m’a révélé mon erreur à propos de Robbe-Grillet dans Le Temps retrouvé : ce n’est pas Swann qu’il joue (il semble que Swann n’apparaisse pas — on en parle), mais Goncourt, dans la fameuse scène chez les Verdurin qui parodie son Journal.