À la fête organisée par Philippe et Emmanuelle dans la cour de leur maison. A la soirée de Marc Ausone ensuite.
(1) Arrivé tôt, ainsi que c’était inscrit sur le papier que Philippe et Emmanuelle m’avaient passé il y a un moment, ce qui n’est pas dans mes habitudes : et il aurait mieux valu que je n’arrive que plus tard, une fois que tout le monde était déjà là. En plus, je suis arrivé sans bouteille, la boutique Nicolas rue de la Barillerie m’ayant fermé la porte sous le nez, à cause d’un con de chauffeur de bus qui a lambiné sur tout le parcours (maintenant, je préfère acheter les bouteilles de vin chez Nicolas : c’est moins cher, c’est meilleur qu’en grande surface, et c’est bien que ce genre de magasins existe dans les centre-villes, même si ça reste une chaîne). La honte, quoi. J’aurais donc bien fait d’être plus tardif. À peine arrivé, autre déconvenue : j’avais fait un plat, comme c’était suggéré, et j’espérais briller un peu, mais ça a été une catastrophe. Au moment de le démouler (c’était une sorte de terrine de légumes), il s’est écroulé lamentablement : la dernière des trois couches ne s’était pas solidifiée — ce qui ne m’a plus étonné lorsque j’ai récupéré au milieu du désastre un morceau de la gélatine censée faire tenir le tout non amalgamé au reste. Tout a vite atterri dans la poubelle. Bref, ça a mal commencé. Heureusement il n’y avait qu’Emmanuelle comme témoin : mais je ne la connais vraiment pas bien, ce n’est pas du tout comme si ça avait été une de mes vieilles amies ; on aurait alors sans doute simplement rigolé. Quoique même avec « mes vieux amis », la distance se creuse encore. C’est un coup de téléphone de Bérengère qui m’amène à le dire, peu avant que je ne quitte mon appartement ; nous en sommes venus à parler de la soirée chez Sophie et Nonos la semaine dernière, où comme je l’ai dit, il ne s’est pas passé grand-chose. Selon Bérengère elle-même, « la mayonnaise n’a pas pris ». Je l’ai sentie choquée et déçue par les propos lucides que je lui ai tenus. La conversation a même tourné court, et elle y a mis fin de façon assez sèche. J’étais un peu interloqué. Mais après tout c’est vrai que la compagnie de ces amis vernaculaires me tente moins ; nous ne sommes plus pareils, nos attentes sont différentes, et l’envie de les faire se rejoindre diminue. Avant, j’avais tendance à jurer « Amis pour la vie ! », mais c’est comme ça… Je crois que ce qui l’a perturbée, la pauvre (mais elle est parfois dans un état d’esprit bizarre ces temps-ci), c’est quand je lui ai comparé nos rapports à ceux d’une famille : qui se retrouve de loin en loin, mais sans passion, attachée par un lien subtil et indéfinissable (et ce n’est pas pour rien qu’on se plaît à appeler les enfants « nos petits neveux »). Est-ce dire les choses trop crûment ? Puis j’ai fait le tour des présents pour saluer, et il y avait un de leurs copains qui m’a maté d’un air louche, c’était très désagréable. Comme je sais depuis peu qu’il est pédé, je n’ai pas pu m’empêcher d’interpréter son regard comme s’il cherchait à évaluer si j’en étais aussi. Comme je n’ai pas de copine, je ne peux pas me défendre avec ça. Si je n’avais pas un problème avec l’homosexualité, je ne réagirais pas de cette façon violente, à la limite je n’y ferais pas attention ; là j’ai trouvé ça dégradant. Ça m’a mis vachement mal à l’aise. En plus il est laid comme un pou, avec un air tout à fait torve. Si j’étais moins terrorisé par les filles qui me plaisent le plus…
Pour le reste, j’ai passé l’essentiel du temps avec la bande habituelle, les Mathieu(x), Loïc, Joris, Stéphanie (Joris encore auteur d’une tarte-tatin royale, et qui, à la suite de l’après-midi à la plage, était tellement couvert de coups de soleil, que sur le chemin du retour, il a dû marcher pieds nus, tant le frottement de la chaussure sur le coup de pied lui était insupportable. Ça lui donnait un drôle d’air) ; ou Jenny, qu’il fallait régulièrement sauver des griffes d’un vieux dégueulasse du quartier, affublé d’une moustache, d’une casquette de marin vissée sur le crâne, et d’un horrible petit bâtard fauve terni qu’il appelait « ma fille » — le genre court sur pattes, au poil rêche et aux gros yeux globuleux de créature de l’espace dans les comics années 50. L’archétype du mec lourd. Un vieux libidineux. En plus il puait. Toujours avec les mêmes, donc : c’est vraiment difficile de faire des mélanges dans les soirées, et on ne le souhaite d’ailleurs en fait pas tant que ça, sauf cas spécial. En définitive, on était bien plus tranquilles à parler de musique tout en buvant à la chaîne des demis venus de la tireuse que les hôtes avaient louée pour l’occasion[1]. Bref, les fêtes ne sont le plus souvent (et malgré leur intention affichée) que de nouvelles façons d’exhiber qu’on fait partie d’un clan.
Disons un mot de l’organisation : superbe, avec un vidéo projecteur installé dans la cour, qui projetait des films des Marx Brothers et des Tex Avery sur un grand drap au mur, et une scène équipée d’une petite sono, et de mon fidèle ampli basse[2], où se sont succédé diverses formations d’amis d’Emmanuelle et Philippe, ou dont ils font partie (notamment un duo de violons improvisé de ce dernier avec Loïc — où il avait un son et un toucher bien meilleurs là que la plupart des fois où je l’ai vu l’accompagner pour des concerts). Parti vers deux heures et demies, alors que Loïc, justement, commençait à être sérieusement bourré, et que des disques s’efforçaient de faire danser les participants. Avec Mathix, j’ai fait mon Jérôme Courtois en disant que j’allais « tracer à une autre fête », mais à Emmanuelle, au moment de récupérer mes affaires, j’ai préféré affirmer que j’étais fatigué.
(2) À trois heures chez Marc Ausone, qui n’habite pas loin de chez moi. Une rue anonyme, une grille, puis une longue allée qui débouche sur un jardin vaste pour la ville, et une maison en forme de cubes accumulés, typique de la initude des années 70. Des gens partaient à mon arrivée. Au sortir de l’allée, guère plus de lumière pour m’orienter, quelques bougies finissant de couler dans les trous d’un vieux mur de pierre, et le stroboscope du salon transformé en piste de danse. Donc, là aussi on dansait, mais l’affaire était assurée par Laurent Allinger, le DJ des Rabbits, et il y avait de quoi suer sous le burnous avec sa programmation. Quasiment que des têtes connues, mais part Marc Ausone, personne avec qui j’aie parlé auparavant. L’angoisse, donc — il était prévu qu’Ermold y aille, mais dans l’après-midi, il a téléphoné pour dire qu’il était malade et allait rester chez lui. Tant pis, j’irais seul ; s’il avait été là, j’aurais sans doute pu être introduit dans un plus grand nombre de conversations, mais assez d’être l’éternel second. Marc Ausone a d’ailleurs semblé étonné que je sois seul, mais on n’a pas poussé trop la question, vu qu’il fallait se hurler à l’oreille pour s’entendre. Il m’a simplement emmené à l’autre bout du jardin pour me servir un verre de vodka (que j’ai préférée, histoire de me donner le coup de fouet des quatre heures du matin). Dehors, sur les tables, une accumulation incroyable de canettes vides, de cendriers crachant cendres et mégots. Je ne voyais pas trop bien comment je m’immiscerais dans les groupes déjà formés (quoi leur dire ?), j’ai opté pour la danse, chose à laquelle je prends maintenant un réel plaisir (moi qui ai tant détesté ça plus jeune). Quelques filles remuaient des fesses divines, dont une qui se prénomme Hélène, et qui est la copine du clavier des Rabbits : une des filles les plus séduisantes du milieu branché, avec des yeux en amande à tomber. Je suis parti à cinq heures, à l’heure où blanchit la campagne, et où se révélaient les silhouettes de quelques barres d’immeubles dominant au loin la maison, fatigué, mais plutôt content, et la tête bourrée d’idée : il y aurait quelque chose à faire de cette fête, une belle scène. Passé une heure sur le clavier de l’ordinateur à en tracer les grandes lignes avant d’aller dormir, d’un sommeil nauséeux.
Au milieu de la fête chez Philippe et Emmanuelle, Mathix et moi sommes allés chez lui chercher des disques pour danser (dont une compil de Blue Note qu’il affectionne particulièrement, et dont Laurent Allinger a lui aussi passé un morceau chez Marc Ausone : après tout, il est DJ de Blue Note Groove, la nouvelle formation nantaise qui a le vent en poupe, formée en grande partie de jazzmen reconnus sur la scène locale. Je les ai pour le moment ratés chaque fois qu’ils ont joué, mais il paraît qu’ils mettent le feu aux salles, et qu’il est impossible de ne pas se mettre illico à danser), et il m’a prêté une fournée de trucs plus ou moins post rock/experimental que je brûlais d’écouter depuis longtemps : des maxis de Bästard, les remix de Tortoise, ainsi que des morceaux que je n’ai pas, issus de pressages japonais[3], un album de Magnog, son groupe favori en ce moment, un concert de l’Art Ensemble of Chicago de 1972, et des compilations de labels, avec des groupes comme Hovercraft, Pram, To Rococo Rot, Trans Am (des morceaux que Joris ne doit pas connaître, lui qui est fan n°1), Add N To X, Aerial M, etc. Tout ça qui redonne une sacrée envie de faire de la musique. Aussi la dernière sortie de Zabriskie Point, le défunt groupe punk nantais dont nous avons rencontré le guitariste à la suite de la projection des films des Straub ; pour que je me fasse une idée. C’est du punk efficace et bien fait, mais à la fin de plusieurs morceaux, une fois balancé le texte revendicatif, se font jour des innovations musicales pour le genre, qui les font sonner furieusement comme de la noisy pop de 1992.
Puisque je parle de musique, le nouvel album de Pavement est très bien ; ils se sont beaucoup renouvelés sans, paradoxalement si on n’examine pas la chose de trop près, changer quoi que ce soit à l’essence de leur musique. Mélodies magnifiques, phrasé enjoué et volontiers volubile de Stephen Malkmus, et de ces ruptures et idées incongrues qui ont toujours fait leur charme, comme l’étonnant refrain de « Billie », sur sa basse fausse.
[1]À ce sujet, j’apprends que dans ce système, les bulles ne sont pas incluses dans la bière conditionnée dans les fûts métalliques : c’est la manœuvre qui les leur apporte, du gaz d’une bonbonne. Même un grand pratiquant peut ne pas être initié à tous les mystères de la religion.
[2] Du temps de La Musique, je me faisais moquer de moi avec par ces cons de sonorisateurs chaque fois qu’on faisait des concerts, ce qui fait que je ne l’ai jamais utilisé lors de nos enregistrements. Maintenant au contraire, il recueille toutes les louanges pour la qualité pleine et chaleureuse de son son (je l’ai prêté à Mathieux pour ses concerts avec Loïc : cette bonne vieille bête d’ampli voit donc beaucoup plus de paysage aujourd’hui que lorsqu’il était entre mes mains).
[3] Sur les albums au Japon, il y a toujours trois ou quatre morceaux en plus que sur les versions occidentales, parce que là-bas le marché du single est inexistant. D’où la valeur de ces imports japonais, qui sont toujours très chers.