Vendredi 13 août 1999, Nantes

Je me suis beaucoup détesté cette semaine. A cause de cette saleté de travail ; qui, entre sommeils intempestifs, cigarettes âcres, déambulations perdues et nerveuses dans mon salon, et même vomissements dans les toilettes hier, n’a pas vraiment avancé. Une chape horrible pèse sur tout mon être, et réduit à 10% mes capacités pas plus. Les démons sont loin d’être vaincus — parce qu’ils me font ? Et personne sur qui se reposer un instant. Je me suis beaucoup détesté à Nantes : lorsque j’ai pu fuir à Saint-Lyphard dimanche et lundi, plus rien de tout ça. A débroussailler la jungle ermoldienne (des ronciers immenses à ne savoir où marcher, des arbres poussés partout de leur propre chef, et dont il a fallu arracher un bon nombre), j’étais dans mon élément. J’ai fait traîner mon départ comme j’ai pu, mais il fallait bien rentrer — arrivé lundi en fin d’après-midi, je ne me suis évidemment pas mis au travail, et il m’a bien fallu tout le lendemain pour commencer à retrouver un rythme. Le prétexte a été d’attendre Adalard, rencontré le soir dans un bar à Piriac, et qui couchait à Pénestin : une autre victoire sur moi-même, d’habitude, je rechigne à n’être pas seul dans la voiture. Mais je n’ai pas regretté sa compagnie. Adalard rencontré à nouveau hier soir en terrasse, alors que j’étais avec Joris et Antoine Doinel, revenu de Paris pour quelques jours : quoiqu’il arborait cette fois-ci une coupe bien nette et un bouc taillé de près, qu’il avait l’air physiquement en forme, ce pauvre Antoine merde toujours. Depuis qu’il habite Paris, il n’a fait que squatter, chez deux copines successivement (avec lesquelles il ne couchait pas, les bruits graveleux à ce sujet ont encore été un cas de génération spontanée. Il n’a pas vu plus de chatte que moi ces temps-ci). Il assure quelques heures de permanence téléphonique à France Télécom depuis trois mois, mais qui ne lui permettent pas de payer un loyer, et ses envies de cinéma ne sont pas moins qu’avant de l’ordre du fantasme. Joris et moi l’avons à nouveau poussé à se lancer, mais je crains que ce soit peine perdue cette fois encore. Plus que moi – et c’est difficile –, il souffre du mal à oser, à prendre ses responsabilités. Peut-être finira-t-il perdu pour la cause — pour toute cause. L’été, les terrasses s’étendent, et la place du Bouffay est interdite aux voitures ; discuté presque au milieu de la place, à toucher les halles (que Jacques Demy et Bernard Evein avaient fait repeindre en bleu pour Une Chambre en ville, nous a-t-il appris — à moins que ce ne soit Adalard[1]), assistant au spectacle navrant de tous les alcoolos d’âge varié qui entraient et sortaient du bar en titubant.

À Saint-Lyphard, il y avait Marie-Charlotte, qui a trahi le pacte qu’Ermold avait réussi à lui imposer en juillet : il me semble que ça se passait plutôt bien, mais pour combien de temps ? Ses soupirs navrés n’ont pas manqué. Dommage, toute bronzée, avec ses yeux très bleus et ses cheveux décolorés en blond pâle, elle était plutôt lumineuse pour le reste ; rien à voir avec la Marie-Charlotte renfrognée des mois passés (du moins lorsqu’elle faisait l’effort de venir jusqu’à nous). Elle revient d’une semaine à l’Île Maurice – il faut bien qu’elle dépense son argent d’une manière ou d’une autre. Mais de tout le temps où j’ai été là, elle a préféré s’enfermer pour lire de la science-fiction vautrée sur le lit plutôt que venir travailler dehors avec nous (dans une chambre qui sent encore le moisi[2]). Elle a eu tort, ça nous a fait un bien fou, malgré les inévitables griffures de ronce ou d’aubépine dont nos bras ont vite été recouverts. Tourner en rond dans vingt mètres carrés parce qu’on doit écrire, ce n’est pas une vie. Je ne crois pas qu’elle soit bien heureuse elle non plus ; lundi après-midi elle a gardé sa petite nièce de cinq ans, et c’est lorsque nous la regardions assise à la table enfiler des perles ou dessiner, alors qu’Ermold était lui vautré dans le canapé, que nous avons échangé de vrais sourires.

Et puis lundi soir, dîné chez Marko et Valérie, et mercredi au Pont, chez Jérôme (enfin dans la maison de ses parents absents). Deux très bonnes soirées, calmes. Ce sont des gens qui ne boivent pas autant d’alcool que j’en ai l’habitude – j’ai encore du mal à me faire à l’idée qu’on n’est pas forcé de rentrer d’une soirée à moitié saoul, même si ça ne m’arrive pour autant pas forcément. Chez Marko et Valérie, il y avait aussi une copine de Valérie avec qui elle était aux Beaux-Arts, et qu’ils avaient amené à la fête chez Joris samedi soir. J’ai veillé à être plus avenant et naturel qu’en général avec les gens que je ne connais pas, mais, dans ma grande misère sentimentale et sexuelle présente, je n’ai pu résister à imaginer, assis à côté d’elle un moment, la forme de sa chatte et comment était son cul. Elle projette un travail autour du colonialisme qui utiliserait des filtres à café usagers, et tous comme un seul homme — moi de façon nunuche — on a promis de les lui garder. Jean-Philippe, lui, nous a montré ses travaux actuels, très influencés par la biologie, sa seconde passion[1] (qu’il va recommencer à enseigner à mi-temps cette année, parce qu’il n’a plus de moyens de subsistance, mais j’ai oublié de lui demander où) : des cahiers d’écolier, sur lesquels il accumule des dizaines de schémas, annotations, dessins préparatoires de toutes sortes (c’est aussi en ça qu’on sent que c’est vraiment un peintre — ou quel que soit le nom qu’on veuille donner à cette activité), ainsi que les premiers travaux terminés de sa nouvelle tendance, formes cellulaires dans les roses, enfermées entre deux feuilles de rhodoïde. Mercredi soir, ce qui m’a surpris, c’est que Jérôme et Marie nous ont vraiment reçu dans les formes, avec notamment un repas constitué d’une entrée, d’un plat et d’un dessert, le tout précédé d’un apéritif en bonne règle. Je n’aurais pas imaginé ça d’eux ; ils ont un côté classique, qui me les rend finalement encore plus sympathiques : en gros, c’est mon éternel étonnement à découvrir que les gens sont le plus souvent à peu près « normaux » (Jérôme, je l’ai un peu trop mythifié comme le représentant de la branchitude la plus mystérieuse, et ça finissait par m’intimider plus qu’autre chose. Il est en effet très introduit, très ami avec tout le milieu, mais ça n’en fait pas pour autant quelqu’un de mystérieux. Il est au contraire plutôt « nature »). J’ai enfin pu voir les clips qu’il a réalisés ; un, tout à fait dans les canons du clip de rock, avec image sépia, costumes bizarres et ambiance Ouest sauvage et granges abandonnées (c’est du moins l’image qui m’en reste), et l’autre, dont l’image et les effets font très vidéo, alors que ça a été tourné en 16. Je l’ai trouvé original, mais Joris, qui n’a pas trop aimé, m’a ensuite dit que c’était maintenant assez souvent utilisé — je n’ai plus la télé, je ne suis pas au courant des nouvelles tendances. Ce qui m’a plu c’est aussi l’utilisation, qui paraît très crue, d’un lotissement avec des maisons tout ce qu’il y a de plus français ; d’un décor qui ne se la joue pas à autre chose que ce qu’il est — même si c’est évidemment une autre manière de se la jouer quand même[2]. L’essentiel est d’ailleurs filmé dans le lotissement des parents de Jérôme : ils apparaissent même à l’image, et le voisin qui taille sa haie. Une « esthétique du faible », comme l’a qualifié hier Antoine Doinel, un commentaire mesurément positif. Joris a montré son clip, qui a eu l’air de plaire (et à mon avis ne perd pas malgré les nombreuses fois où je l’ai vu), Jérôme le dernier qu’il a réalisé, puis, avant de terminer sur une discussion sur l’album de Loïc, classique en ce moment avec lui, regardé Hustler White de Bruce LaBruce, dont Jérôme vient d’acheter la cassette : film sur la prostitution homo à Los Angeles, et over homo. La seule femme qu’on y aperçoit, c’est une hôtesse de l’air, furtivement, lors de la séquence d’ouverture ; et que ça s’encule ensuite à qui mieux-mieux d’un bout à l’autre (a priori sans trucages). Une sorte de catalogue des possibilités sexuelles assez trash, avec des acteurs tous bodybuildés comme pas possible, qui se trimballent dans les rues à moitié à poil, et baisent toute la journée. Difficile de trouver quoi que ce soit à en dire sur le fond (on a beaucoup ri par moment, mais sans doute parce qu’on n’est pas le premier public visé). Par moments ça fait très feuilletonnesque-californien, comme une recherche volontaire du cliché ; et pour la mise en scène et les trouvailles techniques, ça oscille à mon avis entre le vraiment nul, genre travail de première année d’école de cinéma (la mise en scène de certaines scènes), et des trouvailles géniales, notamment sur le son, et les décalages narratifs que ça permet. En tout cas ce n’est pas chiant du tout, contrairement à ce qu’on pourrait craindre. Et semble assez culte pour qu’on se le rappelle longtemps.

[1] Et chez lui, passion n’est pas un vain mot. C’est quelqu’un qui déborde d’énergie, hyper positif.

[2] C’est très in de toute façon, puisqu’apparaissent Françoiz Breut et Katerine, ainsi que Kim-Novak-de-Prisunic, nue dans une baignoire (mauvaise actrice avec ça). Marc Ausone devait être retenu ce jour-là.

[1] C’est tout à fait son genre, ces petites anecdotes.

[2] Ermold m’avait proposé de rester dormir le dimanche soir, mais comme les parents avaient quitté la maison de Méliniac pour deux jours chez Alain et Christine à Quimper, j’ai préféré y aller.